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A’a, dieu ou “cercueil” ?


A’a dans toute sa splendeur. La statue mesure 117 cm de hauteur. 30 statuettes sont sculptées sur son corps, dans deux styles distincts ; il pourrait s’agir d’hommes et de femmes (seize ont une posture droite, “virile”, les bras au-dessus du torse, tandis que quatorze sont bras et jambes écartés). Presque toutes sont exposées de manière symétrique (photo P. Hudson).
A’a dans toute sa splendeur. La statue mesure 117 cm de hauteur. 30 statuettes sont sculptées sur son corps, dans deux styles distincts ; il pourrait s’agir d’hommes et de femmes (seize ont une posture droite, “virile”, les bras au-dessus du torse, tandis que quatorze sont bras et jambes écartés). Presque toutes sont exposées de manière symétrique (photo P. Hudson).
Tahiti, le 1er octobre 2021 - Notre titre quelque peu iconoclaste “A’a, dieu ou cercueil ?” risque de faire grincer quelques dents, mais il nous a paru utile de nous plonger dans les travaux de scientifiques aguerris, dont ceux de Steven Hooper, qui a avancé, dès 2001, que la statue appelée A’a, originaire de Rurutu, aurait pu être non pas un dieu mais un reliquaire, un simple cercueil en quelque sorte, destiné à abriter les os d’un ancêtre déifié. Le remplissage de la statue par de petites divinités en bois n’aurait eu lieu que lors du transport de A’a de Rurutu à Raiatea, alors que son vrai contenu, des os sacrés, aurait été caché... Enquête.
 
A’a, disons-le tout net, n’offre en réalité en ce début du XXIe siècle, qu’une seule certitude : la statue est un chef-d’œuvre de l’art polynésien, de l’art océanien, de l’art tout simplement, au même titre qu’une sculpture de Michel Ange ou qu’une peinture de Monet. On la surnomme d’ailleurs la Joconde de l’Océanie et seul, sans doute, le moai de l’île de Pâques surnommé “La Briseuse de Vagues” peut lui être comparé.

Le célèbre peintre Pablo Picasso détenait un moulage de A’a, dont il ne se séparait jamais. L’artiste avait compris toute la valeur esthétique de cette sculpture, surnommée la Joconde de l’Océanie.
Le célèbre peintre Pablo Picasso détenait un moulage de A’a, dont il ne se séparait jamais. L’artiste avait compris toute la valeur esthétique de cette sculpture, surnommée la Joconde de l’Océanie.
La Joconde du Pacifique
 
A’a en effet ne parle pas seulement aux Rurutu mais au monde entier, la qualité de ce “morceau de bois” dépassant la conscience qu’ont pu en avoir ceux-là même qui le sculptèrent. Ce chef-d’œuvre est à ranger parmi les plus belles créations humaines et d’ailleurs, cela n’a pas échappé à de nombreux érudits et artistes, Picasso, par exemple, ayant un moulage de A’a dans son atelier.
Une seule certitude donc, mais une multitude d’interrogations : son nom, d’abord, A’a, n’est confirmé par aucune source indiscutable. Des noms, la sculpture en eut plusieurs après sa découverte par les missionnaires européens ; l’appellation A’a est celle qui fait consensus aujourd’hui, aussi la conserverons-nous, mais nous aurons l’occasion d’évoquer ses diverses appellations.

Plusieurs milliers d’habitants au XVIIIe siècle
 
Dans quel contexte A’a est-il apparu ? Si le découvreur de Rurutu, James Cook, longea la côte de l’île le 13 août 1769, il ne put y débarquer, à la fois faute de mouillage sûr et parce qu’il constata qu’apparemment les indigènes lui étaient hostiles. Autant de bonnes raisons de “mettre les voiles”…
La population de Rurutu était alors forte de plusieurs milliers d’habitants, au moins deux mille, certaines estimations étant plus généreuses encore (on parle de six mille). L’île avait été peuplée probablement par des navigateurs venus des Tonga, les Ati Aairi si l’on en croit la tradition orale, mais d’autres arrivants s’installèrent plus tard, venus des Samoa, de Huahine, de Maupiti, de Raivavae et de Tubuai. 
Évidemment, rien n’est absolument certain à ce sujet faute d’écrits précis ; là encore seule la tradition orale permet de s’y retrouver dans ces mouvements de populations qui firent l’objet de nombreux conflits tribaux.

C’est par cette passe, à Avera, que A’a a quitté son île en 1821, sur une petite barque non pontée ; de là, conformément à la volonté des pasteurs qui voulaient des trophées païens, il est arrivé à Raiatea.
C’est par cette passe, à Avera, que A’a a quitté son île en 1821, sur une petite barque non pontée ; de là, conformément à la volonté des pasteurs qui voulaient des trophées païens, il est arrivé à Raiatea.
Le triomphe des pasteurs...
 
Quelles que soient les origines précises des Rurutu, le fait est que l’île était très peuplée à la fin du XVIIIe siècle, mais que l’arrivée de santaliers d’abord, de baleiniers et de différents navires européens aboutit à l’introduction de maladies (variole, grippe...) qui décimèrent presque complètement l’île. 
En 1821, lorsque les premiers missionnaires s’intéressèrent à Rurutu, ils découvrirent une société complètement exsangue, ayant perdu nombre de ses repères, de ses valeurs, de ses croyances face à ces maladies mystérieuses qui les emportaient tous (on parle de cent à trois cents survivants à peine). 
Il est très important de comprendre ce contexte, car c’est lui qui explique en grande partie la conversion à une nouvelle religion des Rurutu et par là même la destruction des anciennes idoles jetées à la mer, brûlées ou données aux pasteurs pour qu’ils les ramènent dans leur pays afin de témoigner de l’hérésie dans laquelle vivaient ces populations. C’est à l’occasion de cette mutation profonde de la société Rurutu qu’une extraordinaire statue allait être offerte aux missionnaires, qui se la firent envoyer à Raiatea, où ils étaient basés, pour l’exposer à leurs ouailles comme preuve de leur victoire sur le ou les démons, avant d’être expédiée en Grande-Bretagne. 
Quoi de plus parlant en effet pour illustrer le triomphe des pasteurs sur l’idolâtrie que l’envoi au siège de la London Missionary Society de ces idoles païennes justement ?

Une longue odyssée jusqu’à Raiatea
 
Mais qu’est-ce qui explique l’intérêt de missionnaires bien installés à Tahiti et à Raiatea pour cette petite île de Rurutu ? Une longue histoire, celle du voyage d’un chef, Au’ura, parti avec sa femme, ses enfants et une trentaine de personnes sur une longue pirogue double qui les amena tout d’abord à Tubuai (à deux cent quinze kilomètres). On ignore avec précision l’objet de ce déplacement, mais le fait est que Au’ura quitta cette île pour une longue odyssée. La mer et les vents n’étaient pas de son côté : la grande pirogue dériva tant et tant qu’elle parvint trois semaines plus tard d’abord à Maupiti, puis à Bora Bora et enfin à Raiatea. L’aventure, qui avait failli très mal se terminer, avait épuisé les migrants qui demeurèrent trois mois à Raiatea où ils découvrirent une société pacifiée et des pasteurs européens enseignant une religion dont ils n’avaient peut-être pas entendu parler avant.

John Williams a été le premier à décrire A’a lorsqu’il était en poste à Raiatea. Il mourut en 1839, tué et dévoré à Erromango par ceux qu’il était venu convertir.
John Williams a été le premier à décrire A’a lorsqu’il était en poste à Raiatea. Il mourut en 1839, tué et dévoré à Erromango par ceux qu’il était venu convertir.
Au’ura, un chef curieux et intelligent
 
Cela dit, on pense, malgré l’isolement de Rurutu, que sur l’île, on savait déjà que des événements d’importance comme l’installation de missionnaires, avaient eu lieu, mais on ignorait tout de l’enseignement délivré par les pasteurs. 
Or Au’ura était curieux, intelligent et il savait très probablement que le chef Pomare, converti à la nouvelle religion, avait fait des visites en tant que chef d’État à ses voisins de Tubuai et de Raivavae ; sans compter que bien avant l’arrivée des Blancs, les Rurutu connaissaient Raiatea qui était, avec le marae de Taputapuatea, le centre religieux du monde polynésien. 
Une autre source d’information pour les Rurutu était un individu, Robert Robertson, un Américain qui aurait vécu sept années à Rurutu et qui fut à même de leur expliquer ce qui changeait dans le Pacifique Sud.

Maladies et culte du diable...
 
Pour Au’ura, si le temple protestant de Raiatea remplaçait le marae de Taputapuatea consacré à Oro, ce ne pouvait pas être par hasard. Et si la population de Rurutu avait dramatiquement diminué, ce ne pouvait être que parce que les rites cultuels anciens n’étaient plus efficaces alors que la nouvelle religion paraissait pouvoir répondre à ses angoisses. Si les proches de Au’ura, selon les missionnaires, ne furent pas intéressés par le christianisme, ce fut tout le contraire de Au’ura et de sa femme, décidés à apprendre et à comprendre, faisant même l’effort d’acquérir des rudiments de lecture et d’écriture. 
De là à penser que les maladies qui touchaient les Rurutu étaient dues au culte du diable et que le salut viendrait du dieu mis sur la croix, il n’y avait qu’un pas. Du “pain béni” pour les missionnaires qui formèrent Au’ura avant qu’il ne rentre dans son île prêcher la bonne parole.

Lancelot Threlkeld est l’un des deux missionnaires ayant récupéré A’a à Raiatea.
Lancelot Threlkeld est l’un des deux missionnaires ayant récupéré A’a à Raiatea.
Christianisée toute seule
 
Début juillet 1821, le brick Hope, commandé par le capitaine John Grimes, jeta l’ancre dans le lagon de Raiatea. Au’ura y vit une occasion de revenir à Rurutu avec des diacres polynésiens, faute de missionnaires européens disponibles à ce moment-là. Ce qui fut dit fut fait, Rurutu étant une île qui s’est en définitive christianisée toute seule, sans missionnaire européen, du moins au départ. 
Deux diacres, Mahamene et Puna, se joignirent à Au’ura avec leurs épouses, le Hope quittant Raiatea le 5 juillet en remorquant un autre voilier avec un équipage de Raiatea, susceptible de revenir faire un compte-rendu aux pasteurs de ce qui se serait passé à Rurutu. 
Dans un courrier du pasteur Threlkeld, rédigé le 4 juillet, on apprend clairement que le but de la mission est bien d’implanter le christianisme à Rurutu mais également d’en ramener les idoles : “le chef (Au'ura) vous promet leurs dieux ; nous lui recommandons de ne pas les brûler mais de les envoyer prisonniers à la société (ndlr : la LMS).” 
Pour les missionnaires, il est donc clair qu’extirper l’idolâtrie n’est pas suffisant ; il faut aussi enlever les idoles ; selon John Williams, la capture d’idoles “permettait d’approfondir l’horreur du peuple de l’idolâtrie”… Et A’a fera, bien entendu, partie des cibles, ces fameux “trophées du christianisme”…

Les idoles exposées
 
A Raiatea, les pasteurs Williams et Threlkeld attendaient donc le retour de leur bateau. 
Voici ce qu’en dit Williams le 9 août 1821 : “Après une absence d'un peu plus d'un mois, nous avons eu le plaisir de voir le bateau retourner (à Ra'iatea), chargé avec les trophées de la victoire, les dieux des païens pris dans cette guerre sans effusion de sang, remportée par la puissance du Prince de la paix... Une réunion a eu lieu dans notre grande chapelle, pour communiquer la délicieuse nouvelle à notre peuple, et pour revenir grâce à Dieu sur le succès avec lequel avait été gracieusement couronné le premier effort pour étendre la connaissance de son nom... Au cours de la soirée, les idoles rejetées ont été exposées publiquement de la chaire. Un en particulier, AA (ndlr : ainsi orthographié alors), le dieu national de Rurutu, a suscité un intérêt considérable ; car, en plus de son corps orné de petits dieux à l'extérieur (ndlr : trente statuettes en haut-relief), une porte a été découverte dans son dos ; à l'ouverture, il a été trouvé rempli de petits dieux ; pas moins de vingt-quatre ont été extraits, l'un après l'autre et exposés à la vue du public. On prétend qu’il est l'ancêtre par qui leur île fut peuplée, et qui, après sa mort, a été déifié.”

Méritant le nom d’un démon
 
Ce texte est important car il est la première référence officielle à A’a, orthographié AA. Tout serait simple si un autre texte publié en 1831 par James Montgomery ne reprenait un échange entre Williams et Threlkeld (daté d’octobre 1822) dans lequel il est dit qu’il s’agit de Ta’aroa, le grand dieu national (appelé aussi Tangaroa, Tangaloa et Kanaloa). Montgomery fait état du contenu de la statue “remplie de petits dieux, ou de dieux de la famille des anciens chefs, de pointes de lances, de vieilles frondes de guerriers anciens...”.
Un autre texte nomme la statue Taaroa Upoo Vahu “suffisamment laid et méritant le nom d’un démon plutôt que d’un dieu”... Si Taaroa semble l’emporter, d’autres courriers font eux aussi état de AA, “le grand dieu de Rurutu”.
A Londres, lorsqu’y arriva la statue, c’est d’abord l’appellation Taaroa qui fut utilisée parce que pour les missionnaires, avoir “capturé” l’image du dieu le plus important du panthéon polynésien était sans doute plus valorisant que le fait d’avoir mis la main sur un dieu, AA, parfaitement inconnu à l’époque, même si Williams, de son côté continuait, en 1837 à ne parler dans ses écrits que de AA.
Quant à l’orthographe, puisque aucun Rurutu n’est revenu à Raiatea à bord du bateau ayant amené A’a, elle est évidemment sujette à bien des interprétations ; on se doit de citer le travail d’Anne Lavondès, en 1996, à propos de ‘A, de A’a ou de ‘A’a, pouvant être relié à ha, aka, kafa, kaha, etc. Est-il possible que ce A’a soit une déformation de Ava, voire du mot ‘cercueil” en rurutu, à savoir “a’ata” ? Nous nous rapprochons là de notre titre sur le mode interrogatif...

C’est dans ce musée, celui de la London Missionnary Society, que A’a fut d’abord exposé lorsqu’il arriva à Londres.
C’est dans ce musée, celui de la London Missionnary Society, que A’a fut d’abord exposé lorsqu’il arriva à Londres.
“Victoires sur la superstition et l'idolâtrie”
 
Dès son arrivée en Angleterre, en avril 1823 probablement, A’a a été exposé au musée de la LMS à Austin Frères à Londres comme le confirment les archives de la LMSD : “Le 9 août, un peu plus d'un mois après le départ du Hope, avec le bateau qui devait revenir en remorque, les frères eurent le plaisir d’apercevoir le bateau s'approchant du rivage, avec l'équipage qui avait été formé pour le ramener. Mais en plus de l'équipage, il y avait à bord un certain nombre de leurs idoles abandonnées, parmi lesquelles était un très grand, appelé Taaroa Upoo Vahu dont nous donnons une représentation exacte dans l'impression apposée (...), suffisamment laid et méritant le nom d'un démon plutôt que d'un Dieu... Ces idoles forment maintenant un article précieux dans le Musée missionnaire, comme trophées des victoires du Rédempteur sur la superstition et l'idolâtrie, et présage de ce temps glorieux où les idoles, partout, seront complètement abolies !”

Paris avant le British Museum
 
En 1822, le 11 novembre, une autre référence de Threlkeld fait mention d’un Rurutu appelé Tenanae ayant déclaré : “quand Au’ura a quitté cette terre, AA (le Dieu) a commandé que le gouvernement devrait être tenu pour le jeune Arii mais qui était un mauvais gouvernement”. Le nom A’a est donc ainsi confirmé, alors qu’en 1824, la LMS continue de parler de Taaroa et même de Taroa Upoo Vahu. En fait, il n’y a guère que Williams qui persévère à appeler la statue A’A et non Taaroa.
Reste à savoir ce que l’appellation A’A signifie : nom propre ou appellation métonymique selon Anne Lavondès ? Steven Hooper on l’a vu, a même travaillé sur la proximité du mot rurutu “a’ata” signifiant cercueil.
Une fois à Londres donc, A’a orna la salle principale du musée de la LMS qui déménagea rue Blomfield à Finsbury. En 1867, la statue effectua un petit voyage à Paris, pour l’exposition universelle avec divers autres “trophées” missionnaires. En 1890, une bonne partie des collections de la LMS a été déposée en prêt au British Museum qui en est devenu légalement le propriétaire en 1911. Le coût du musée et l’entretien des pièces, fragiles, étaient devenus une charge trop lourde pour la LMS.

Le célèbre artiste Henry Moore devant le moulage en bronze de ses deux A’a, des pièces tout à fait exceptionnelles, même s’il ne s’agit que de copies.
Le célèbre artiste Henry Moore devant le moulage en bronze de ses deux A’a, des pièces tout à fait exceptionnelles, même s’il ne s’agit que de copies.
Le temps des moulages
 
Bien vite se posa la question de pouvoir exposer des pièces “exotiques” et tout aussi rapidement, le British Museum émit l’idée de faire des moulages de certaines sculptures jugées trop précieuses ou trop fragiles pour être exposées à droite et à gauche. Dès 1890, des moulages furent réalisés par l’entreprise Brucciani & Co, à partir d’un premier moule. Ce sont des tirages majoritairement en plâtre et bien évidemment, ces moulages firent des envieux. 
William Brigham, du Bishop Museum d’Honolulu en commanda un en 1912 lors d’une visite en Angleterre. Un autre a été commandé pour le musée du Dominion à Wellington (NZ), d’autres étant vendus à Chicago, Philadelphie, San Francisco, à l’université d’Harvard et à Auckland (NZ)... Un artiste britannique, Roland Penrose, réussit à en obtenir un. 
Dans les années 1950, lorsque Pablo Picasso vit la statue dans l’atelier de Penrose, il en commanda une immédiatement. Certains moulages permirent de réaliser des fontes en bronze de A’a. Ainsi le célèbre artiste britannique Henry Moore (1898-1986) en fit-il réaliser. Quant au moulage exposé à l’aérodrome de Rurutu actuellement, en plâtre, il a été donné à la commune par Hermione Waterfield, une Londonienne faisant figure d’autorité en art tribal ; elle a ainsi voulu remercier Rurutu pour l’accueil qu’elle avait reçu lors de sa visite en 1983.

Longtemps exposé à la mairie, après le don de Hermione Waterfield, le moulage en plâtre de A’a se trouve aujourd’hui à l’aéroport de Rurutu, dans un fare musée, depuis juillet 2018.
Longtemps exposé à la mairie, après le don de Hermione Waterfield, le moulage en plâtre de A’a se trouve aujourd’hui à l’aéroport de Rurutu, dans un fare musée, depuis juillet 2018.
Pas de retour à Rurutu
L’original, quant à lui, a continué à être exposé au British Museum, d’abord à la galerie ethnographique de Bloomsbury puis au musée de l’Humanité dans les jardins de Burlington avant de revenir à Bloomsbury, non sans avoir fait des escapades à Paris (1972) et à New York (1984).
Célébré aujourd’hui comme une des plus grandes créations artistiques de l’humanité, A’a en revanche, ne reviendra pas à Rurutu. Avec beaucoup de sagesse, le maire de la commune, Frédéric Riveta, est le premier à en convenir : “Nous n’avons pas les moyens de conservation du British Museum et A’a est plus en sécurité là-bas qu’il ne le serait chez nous”.

Sculpté avec des instruments en pierre ou en fer ?

Le superbe A’a de la galerie Manua Exquisite Tahitian. Poids : 6 kg. Dimensions : 24 x 56 cm. Matériau : bois. A voir sur le site https://www.manuatahitianart.com/collections/tiki-aa/
Le superbe A’a de la galerie Manua Exquisite Tahitian. Poids : 6 kg. Dimensions : 24 x 56 cm. Matériau : bois. A voir sur le site https://www.manuatahitianart.com/collections/tiki-aa/
Comment A’a a-t-il été sculpté ? Avec des herminettes en pierre et une finition avec des coquilles de mollusques, des dents de requins, des dents de porcs, voire un polissage à la peau de raie ou de requin ? Est-il possible que la statue ait été sculptée avec un ou des outils en fer, donc postérieurement à l’arrivée des premiers Européens ? 
La question divise. Une chose est sûre, à partir du passage de Samuel Wallis en 1767, des objets en métal ont circulé dans les archipels polynésiens. Or on ignore la date à laquelle A’a a été sculpté. Rurutu étant réputé pour la qualité de ses bois, il est clair que l’île a pu, très vite, recevoir du métal, sous forme de gros clous ou de morceaux de cerceaux de fûts. Pour Steven Hooper, au vu d’un examen méticuleux des surfaces de A’a, la statue n’aurait pas été faite avec des outils métalliques, sachant encore une fois qu’on ne sait si A’a est postérieur ou antérieur, voire très antérieur, à 1767.
Techniquement, A’a serait “à l’envers” par rapport au tronc d’arbre qui a été abattu et coupé pour en faire ce dieu, car la partie la plus large de A’a, la tête, correspond à une partie du tronc plus large, donc plus proche du sol que l’autre extrémité de la sculpture.

Les dimensions d’un reliquaire

A’a, recto et verso : à l’intérieur de la statue, après un examen très minutieux, ont été trouvés une plume d’oiseau rouge et un cheveu humain, ce qui tendrait à prouver que A’a contenait les restes d’un défunt.
A’a, recto et verso : à l’intérieur de la statue, après un examen très minutieux, ont été trouvés une plume d’oiseau rouge et un cheveu humain, ce qui tendrait à prouver que A’a contenait les restes d’un défunt.
Les statuettes, les “petits dieux” qui remplissaient A’a, sont-ils d’origine ? La question se pose avec acuité quand on sait que d’autres hypothèses se profilent. Pour Hooper, il est clair que la cavité présente des analogies curieuses : au niveau de la tête, le creux mesure 240 mm de large, 220 mm de hauteur et 200 mm de profondeur. Or un crâne humain sans sa mâchoire inférieure mesure environ 200 mm de profondeur, sur 170 mm de longueur et de largeur. L’ouverture derrière la tête de A’a mesure dans sa plus grande largeur 195 mm. Quant aux os humains les plus longs, les fémurs, ils mesurent environ 500 mm. Or la cavité dorsale de A’a mesure 550 mm de longueur, 200 de large et 170 de profondeur, pour une largeur moyenne de l’ouverture de 160 mm. 
 
Les restes d’un ancêtre divinisé
 
Des os longs, éventuellement enveloppés de tapa, auraient donc très bien pu être stockés dans cette statue qui serait alors, en réalité, un précieux reliquaire, une sorte de cercueil destiné à recevoir et accueillir les restes d’un ancêtre divinisé. 
Le contenu aurait été autrement plus important que le contenant. 
Dans la période troublée que connaissait l’île, avec une dépopulation effarante liée aux maladies introduites par les Européens, les chefs religieux auraient très bien pu considérer que ces ossements sacrés devaient être mis à l’abri dans un lieu secret, tandis que le reliquaire demeurait dans l’espace public. La société Rurutu était dans une telle vulnérabilité que la préservation des restes du défunt pouvait être prioritaire afin que ceux-ci ne quittent jamais Rurutu, quitte à ce qu’ils tombent dans les oubliettes de l’histoire. Ces ossements pourraient être encore cachés dans une des grottes de l’île, à l’abri de toute destruction, de manière à éviter une profanation. 
 
Petites barques funéraires
 
Que s’est-il passé en juillet et en août 1821 à Rurutu ? Personne ne le saura jamais. Mais en revanche, dans le petit bateau ramenant A’a à Raiatea, avec d’autres idoles de petite taille, il est parfaitement envisageable que celles-ci aient été stockées dans la sculpture vide, ne serait-ce que pour les protéger et gagner de la place. Il s’agissait d’une grosse barque non pontée, même pas d’une petite goélette et il y avait plus de cinq cent cinquante kilomètres de haute mer à parcourir, en plein hiver austral.
La tradition des petites barques et autres contenants à des fins funéraires, à Hawaii comme en Nouvelle-Zélande et ailleurs dans le triangle polynésien, renforce la thèse d’un A’a reliquaire. A ce titre, les waka tupapaku maoris sont très semblables à A’a. 
Celui-ci ne serait donc que le dépositaire de reliques d’un personnage historiquement central, plutôt qu’une image d’une divinité majeure ; à la manière également des “fare atua” retrouvés aux îles de la Société...

Pua ou santal ?

À gauche, Fleurs et fruits du pua (Fagraea berteriana) ; c’est dans le tronc d’un de ces arbres qu’aurait été sculpté A’a, du moins le pensait-on jusqu’en 2015… À droite, Un jeune pied de santal de Raivavae et son fruit ; depuis 2015, selon des analyses, des spécialistes affirment que A’a a été sculpté dans un tronc de santal. On imagine la taille de l’arbre...
À gauche, Fleurs et fruits du pua (Fagraea berteriana) ; c’est dans le tronc d’un de ces arbres qu’aurait été sculpté A’a, du moins le pensait-on jusqu’en 2015… À droite, Un jeune pied de santal de Raivavae et son fruit ; depuis 2015, selon des analyses, des spécialistes affirment que A’a a été sculpté dans un tronc de santal. On imagine la taille de l’arbre...
A’a mesure exactement 117 cm de hauteur sur 36 cm de large (au niveau de la tête, la partie la plus volumineuse). Globalement cylindrique, A’a suit les formes de l’arbre dans lequel il a été sculpté. L’opinion généralement admise est qu’il s’agit de pua (Fagraea berteriana), un arbre indigène répandu de l’Australie et la Papouasie à l’ouest jusqu’à la Polynésie orientale. Sydney Parkinson, lors d’un voyage de Cook, décrivit l’arbre et sa fleur très emblématique (fleur blanche, parfumée et baie orange). Le bois du pua n’est pas imputrescible comme peut l’être celui de l’acajou ou du teck et d’ailleurs, l’humidité a laissé quelques traces sur la statue de Rurutu (cuisse, bras gauche, main). 
Il est à noter que des recherches plus récentes, effectuées en 2015, nous donnent deux informations sur la statue : le bois serait du santal (Santalum insulare) et daterait (grâce au carbone 14) d’une période comprise en 1591 et 1647. Un certain flou existe sur cette datation puisque la fourchette pourrait être étendue jusqu’en 1505. 
L’huile de santal, contenue dans le bois, aurait agi comme un répulsif pour les insectes. A noter que si l’arbre a été coupé aux dates indiquées, en revanche, personne n’a encore d’informations précises sur la date à laquelle il a été sculpté.

Une forme phallique

Cette très belle reproduction de A’a et visible chez Yves et Hélène Gentilhomme, propriétaires de la pension Manotel à Rurutu.
Cette très belle reproduction de A’a et visible chez Yves et Hélène Gentilhomme, propriétaires de la pension Manotel à Rurutu.
Les spécialistes s’accordent à reconnaître une forme phallique à A’a, forme qui a, bien évidemment, été créée volontairement. 
Selon Ellis, Taaroa puisque c’est ainsi qu’il l’identifie, était le père des dieux et des hommes et c’est pour cela que la statue est creuse, enfermant en son sein toutes les divinités nées de ce dieu originel. 
Certains ont assuré qu’il s’agissait d’un travail fractal, à savoir qu’à différentes échelles, les statuettes sur le corps de A’a comme celles qu’il contenait étaient identiques à A’a lui-même, de mêmes proportions mais de dimensions inférieures. Une opinion qui ne résiste pas à l’analyse car les statuettes sont loin d’être des reproductions en miniature de A’a lui-même.

Sacralisé par contact ?

Ces contenants d’origine maorie sont exposés à Melbourne. Ils étaient destinés à accueillir les os de défunts de haut rang, fonction que tint peut-être A’a à Rurutu.
Ces contenants d’origine maorie sont exposés à Melbourne. Ils étaient destinés à accueillir les os de défunts de haut rang, fonction que tint peut-être A’a à Rurutu.
A’a, contenant des reliques dissimulées à jamais, a-t-il acquis un caractère sacré par le simple fait d’avoir été en contact justement avec ces reliques ? De même que le Saint Suaire (même si c’est un faux !) est devenu objet d’adoration car ayant été supposément en contact avec Jésus, A’a a pu devenir sacré parce que longtemps en contact avec les restes d’un être divinisé.
Ce contact physique en aurait fait un objet en quelque sorte divin lui aussi, ce qui expliquerait la dévotion dont il a pu faire l’objet dans le passé. C’est à notre avis d’autant plus vrai que par rapport au Saint-Suaire par exemple, un “chiffon” initialement, A’a est un contenant certes, mais d’une facture indubitablement plus sophistiquée que les barques dans lesquels des ossements d’ancêtres défunts étaient conservés en montagne. De telles pratiques, observables à peu près sur tous les archipels dotés d’îles hautes en Polynésie, n’ont rien à voir avec la sophistication dont témoigne A’a, même si, aux Marquises par exemple, les kotue susceptibles de contenir des crânes étaient, eux aussi des contenants extrêmement sophistiqués.

“Le poison de la terre”

Sur cette gravure ancienne, on distingue le pasteur Williams et son épouse se faisant remettre des idoles aux îles Cook, idoles qui devaient être détruites pour extirper les “fausses croyances”…
Sur cette gravure ancienne, on distingue le pasteur Williams et son épouse se faisant remettre des idoles aux îles Cook, idoles qui devaient être détruites pour extirper les “fausses croyances”…
Sur cette ancienne gravure, des Polynésiens vêtus de tissus en tapa déposent des “dieux-mâts” rarotongiens aux pieds du révérend Williams et de ses amis, les Pittman. 
À droite, un grand dieu bâton debout domine la scène ; la légende de cette gravure est explicite, reprenant une citation biblique d'Isaïe : “et les idoles qu'il abolira complètement”. Dans son récit, Williams décrit Tuahine, un chef de Rarotonga devenu diacre des Williams, disant aux habitants : “il y a certaines choses que nous appelons le poison de la mer ; ces idoles suspendues ici étaient le poison de la terre, car elles empoisonnaient le corps et l'âme. Mais réjouissons-nous, leur règne est terminé”. Les idoles –les trophées renversés vers lesquels Williams fait un geste plutôt dédaigneux sur la gravure– font partie de ces poisons de la terre, ainsi qu’un certain nombre d’armes, retirées d'Aitutaki et de Rarotonga, décrites par Williams dans ses mémoires, et renvoyées à Londres pour être conservées dans les collections du British Museum.

Rédigé par Daniel Pardon le Vendredi 1 Octobre 2021 à 09:44 | Lu 3891 fois