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​Le télétravail, légal même sans loi


Tahiti, le 30 mars 2020 - Alors que le confinement total a été décrété depuis bientôt deux semaines, de nombreuses personnes travaillent depuis plusieurs jours déjà en télétravail de leur domicile sans que cette mesure ne soit encadrée par des dispositions du code du travail. Quel cadre légal ? Quels avantages et quels inconvénients ? Quels conseils pour travailler efficacement ? Plongée dans le monde du télétravail.
 
Contrairement à la métropole, où la pratique du télétravail est encadrée, la Polynésie n’a encore jamais légalement structuré cette pratique qui permet pourtant actuellement à certains salariés confinés de continuer à travailler, malgré une situation de plus en plus critique pour certaines entreprises. Pour autant, comme le souligne le docteur en droit du travail, Cédric Vidal, “l’absence de disposition dans le Code du travail” n’a pas pour autant “effet d’interdire le recours au télétravail lorsque cela est techniquement possible”.
 
Pour accompagner les employeurs et salariés face à cette crise sanitaire et économique, la Direction du travail a diffusé un mode d’emploi pour la mise en place du télétravail qui présente notamment les critères d’éligibilité du salarié. Ainsi, pour pouvoir accéder au télétravail, un salarié doit “exercer son activité́ à temps plein ou à̀ temps partiel avec un taux d'activité́ au moins égal à un pourcentage d'un temps plein, à déterminer”. Il doit avoir une “ancienneté́ minimale dans l'entreprise (à définir) et d’au moins X années sur sa fonction, afin de garantir une bonne intégration préalable du salarié et l'instauration réelle de la relation de travail dans l'entreprise”. En revanche, en raison de l’insuffisance de leur autonomie, les salariés en contrat à̀ durée déterminée (CDD), les apprentis et salariés en contrat de professionnalisation, les stagiaires et les salariés à temps partiel en decà de 80% du temps complet ne sont pas éligibles au télétravail.
 

​Avantages et inconvénients

La mise en place du télétravail peut être opérée sous deux formes. Soit par un accord d’entreprise ou dans un accord d’entreprise dit “atypique”, (tout accord qui ne serait pas négocié́ avec l’interlocuteur adéquat prévu par le code du travail polynésien étant un accord atypique), soit par un avenant au contrat de travail. Si la relation de télétravail entre un salarié et son employeur doit se faire sur une base mutuelle de “confiance”, les employeurs, au regard de “leur pouvoir de direction” ont la capacité de contrôler le travail fourni par leurs employés. Se pose aussi pour les employeurs et les salariés la question de l’accident du travail puisque, tel que le rappelle Cédric Vidal, “si un accident a lieu en position de télétravail, il devra être déclaré par l’employeur à la CPS. En cas de contestation, il appartiendra souverainement au tribunal du travail de dire s’il s’agit ou non d’un accident du travail.”  

Du côté des employés qui travaillent actuellement en télétravail, les sentiments sont partagés. Pour Virginie, employée dans le domaine de l’hôtellerie, cette mesure présente plusieurs avantages : Je ne perds pas de temps le matin et le soir dans les bouchons, je gagne au moins 1h30 sur mon temps personnel et je peux adapter mes horaires. Cela me permet de connaître mieux le travail de mon mari et inversement, ce qui est aussi un inconvénient car nous n’avons plus rien à nous raconter en fin de journée !”. Mais le télétravail comporte aussi des inconvénients tel que le relève Virginie : “Ce qui est plus difficile, c’est de ne pas avoir de contacts directs avec l’équipe. Je travaille habituellement en open space donc nous savons toujours plus ou moins ce qui se passe dans les autres services. A la maison, malgré les moyens de communication, l’information se diffuse moins facilement”.
 

​Le Pays aussi s’organise

Dans la circulaire du 23 mars dernier relative à la “mise en œuvre du plan de continuité de l’activité de l’administration en mode très dégradé”, le Pays rappelle qu’il “convient, autant que possible, d’organiser le traitement des activités, l’instruction de dossiers ou de projets en mode de travail à distance”. Mais ce mode de travail doit “toutefois faire l’objet d’un cadre formalisé avec un engagement de l’agent à rester disponible, sur les activités où tâches faisant l’objet de livrables et d’un compte-rendu”

Cédric Vidal, docteur en droit du travail : “La solution la mieux adaptée à la situation actuelle”

​Le télétravail, légal même sans loi
A la différence de la métropole, le droit du travail en Polynésie n'encadre pas le télétravail. Comment expliquer cette absence de réglementation ?
Le droit du travail est de la compétence pleine et entière du Pays depuis la promulgation de la loi organique n°2004-192 du 27 février 2004. À ma connaissance, il n’a pas été signalé d’abus dans l’utilisation du télétravail en Polynésie française. Cela explique probablement que ce mode d’organisation du travail n’a pas nécessité d’encadrement spécifique. La Direction du travail a réagi rapidement en mettant en ligne tous les documents nécessaires à la mise en œuvre du télétravail. »
 
Quelles sont les conséquences de cette absence de réglementation, notamment au regard de l'obligation de sécurité de résultat qui pèse sur l'employeur ? 
“L’absence de disposition dans le Code du travail n’a pas pour effet d’interdire le recours au télétravail. Lorsque cela est techniquement possible, l’employeur a donc intérêt à recourir au télétravail, car il s’agit de la solution la mieux adaptée à la situation actuelle, en permettant de limiter les déplacements et les rapports interpersonnels.”   
 
Un employé qui fait du télétravail est-il protégé en cas d'accident à son domicile ?
“Aux termes de l’article 2 du décret 57-245 du 24 février 1957 sur la réparation et la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles dans les territoires d’Outre-mer, “est considéré comme un accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait où à l’occasion du travail”. Si un accident a lieu en position de télétravail, il devra être déclaré par l’employeur à la CPS. En cas de contestation, il appartiendra souverainement au Tribunal du travail de dire s’il s’agit ou non d’un accident du travail.”  
 
Un employeur peut-il imposer le télétravail à son employé ? 
“Il convient de rappeler que l’employeur doit prendre toutes “les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs de l’entreprise” (Art. Lp. 4121-1 du Code du travail). Cette obligation amène donc l’employeur à proposer aux salariés le télétravail si les conditions de travail ne permettent pas de respecter les mesures générales de prévention de la propagation du virus en évitant tout regroupement de personnes (mesures édictées par l’arrêté n° HC/214/CAB du 20 mars 2020). Un salarié ne peut valablement refuser le télétravail notamment s’il peut le faire dans de bonnes conditions matérielles et qu’il est prévu de prendre en charge les dépenses qu’il devrait assumer en travaillant à son domicile.” 
 
Lors de l'annonce de son plan de sauvegarde économique, le gouvernement a annoncé une modification du code du travail. Avez-vous été consulté ? Quelles mesures permettraient, selon vous, de mieux s'organiser face à des évènements majeurs tel que celui que nous vivons aujourd’hui ? 
“Des consultations ont bien été lancées et j’ai eu l’occasion de m’exprimer comme plusieurs autres personnes sur les mesures à prendre. Au regard de la gravité de cette crise il est particulièrement difficile d’y apporter des réponses adéquates, tellement les situations vécues par les entreprises sont diverses. La crise actuelle révèle de manière évidente les limites de notre statut d’autonomie.”

Heiura Itae-Tetaa : “Nous n’avons jamais été aussi proches les uns des autres”

​Le télétravail, légal même sans loi
Créatrice de la startup Speak Tahiti – Paraparau Tahiti, Heiura Itae Tetaa a également mis en place des cours de reo tahiti. Face au confinement, cette jeune maman observe que nous travaillons beaucoup plus lorsque nous faisons du télétravail et ce, notamment parce que nous avons moins d’ “interactions humaines”.
 
Comment t’es-tu organisée face à la situation actuelle ?
“Je suis autoentrepreneur, mais j’ai également une salariée. Concrètement, après avoir recueilli tous les éléments sur le site de la Direction du travail, je lui ai fait un avenant pour qu’elle puisse faire du télétravail. Car il y des choses à respecter, notamment en termes d’horaires. En ce qui me concerne, j’ai l’impression de travailler plus que d’habitude.”
 
Quels sont, selon toi, les avantages et les inconvénients de cette pratique ?  
“Techniquement, il faut au moins avoir un poste de travail, internet et une imprimante. Nous vivons dans un monde de papiers où l’on doit faire beaucoup de choses d’un point de vue administratif avec des documents à signer, etc. Je trouve cependant que depuis le début de cette crise, les administrations sont beaucoup plus souples. Si l’on n’a pas d’imprimante, elles acceptent par exemple les signatures électroniques. Sur les avantages, je trouve que le télétravail permet de mieux gérer son temps et que nous sommes donc plus indépendants.” 
 
Durant la période actuelle, de nombreuses personnes font du télétravail tout en cohabitant avec leurs enfants et leurs proches. Que leur conseilles-tu pour arriver à gérer travail et famille en cette période particulière ?
“En ce qui concerne les enfants, j’attends vraiment de voir ce qui va être mis en place le 6 avril car nous ne sommes pas habitués à vivre ensemble toute la journée. En termes d’organisation, lorsque l’on cohabite avec nos enfants, je sais que ce n’est pas facile mais il faut essayer de passer un minimum de temps avec eux. Que ce soit pour le repas ou pour le petit-déjeuner ou même pour faire trente minutes de coupure dans la matinée. Il est nécessaire de faire une pause avec eux, notamment pour qu’ils ne passent pas la journée devant les écrans.” 
 
Contrairement aux idées reçues, nous avons tendance à travailler davantage lorsque nous faisons du télétravail ? 
“Même si Internet nous permet d’avoir des interactions sociales, cela nous empêche d’avoir des interactions humaines et c’est certainement pour cela que l’on travaille plus en télétravail. Mes journées sont divisées entre le temps que je passe à travailler seule et les téléconférences que je fais soit avec ma salariée, soit avec des professeurs. Et en fait, nous travaillons plus car nous avons moins de liens humains. Ce n’est pas du tout le même rythme. Il faut un peu de temps pour d’habituer à tout cela.”
 
Il y a aussi l’absence de lien social qui peut être pesante durant le confinement ?
“Tout à fait. Je suis d’ailleurs très émue car nous avons lancé notre service en ligne et nos visioconférences jeudi dernier. Nous avons commencé nos cours de reo tahiti et l’on sent que les gens, notamment les métropolitains qui sont confinés depuis plus longtemps que nous, sont heureux d’échanger et d’apprendre quelque chose. J’ai l’impression que, confrontés à ce confinement, nous n’aurons jamais été aussi proches que depuis que l’on nous a demandé de ne pas l’être.”

Rédigé par Garance Colbert le Lundi 30 Mars 2020 à 18:18 | Lu 3233 fois