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​Entre le Pays et Air Tahiti, une décennie de turbulences


Tahiti, le 25 juin 2020 - Le ton est monté en début de semaine entre le gouvernement et Air Tahiti. Une première rencontre s'est déroulée hier "dans de très bonnes conditions" pour dénouer une situation de défiance dont les origines ne sont pas nouvelles. Elle est le fruit d'une décennie de turbulences où flou juridique, appels d'offres infructueux, textes incomplets et concurrence freinée ont perturbé la relation entre le Pays et la compagnie.

"Chantage", "prise d'otage", "couteau sous la gorge", les propos de Jean-Christophe Bouissou en réaction à l'annonce par la direction d'Air Tahiti d'arrêter les vols vers les iles dont la desserte est déficitaire ont été virulents. Après ces éclats, la tension est sensiblement redescendue entre les deux parties à la suite d'une rencontre organisée, hier matin. Selon le directeur général de la compagnie Manate Vivish, "la rencontre s’est passée dans de très bonnes conditions" avec "un accord de vue sur les problématiques" et "des pistes de solution (qui) sont sur la table dans l’intérêt des habitants des îles". Un commentaire laconique et quasi-identique au niveau du ministère où Bouissou "souhaite rencontrer le président du Pays pour lui faire remonter les échanges avec Air Tahiti, qui se sont avérés fructueux". Peu de précisions cependant sur le contenu des échanges et le dénouement d'une situation dont l'origine n'est pas récente.

Convention maintes fois prorogée

En 1990, le Pays avait signé avec Air Tahiti une convention dite "pour le développement harmonieux du transport aérien" pour organiser ce service public interinsulaire. Une convention qui prévoyait notamment un volume minimal annuel d’activité, des avantages fiscaux et douaniers en contrepartie de l’engagement d’assurer un programme minimal de vols réguliers. Dans son rapport de 2014 sur les transports aériens, la Chambre territoriale des comptes (CTC) considérait cette convention sur 20 ans comme "assimilée à une délégation de service public sans que le juge des contrats n’ait été amené à se prononcer sur la question". Un flou juridique et un développement "harmonieux" que la Polynésie a cherché à corriger, tant bien que mal, à partir de 2011. Alors que la convention arrivait à terme en octobre 2010, le Pays a tenté sans succès d'en faire une délégation de service public "en bonne et due forme" en suivant les dispositions d'une loi du Pays fraichement adoptée en 2009. Trois tentatives entre 2011 et 2012, "construites sur la base de constats contestables" selon la CTC, se sont révélées infructueuses pour mettre en place une vraie délégation de service. Des échecs qui ont nécessité la signature de plusieurs prolongations à la convention "en contradiction avec les règles (...) que la  collectivité avait souhaité respecter".

Triple échec et "dysfonctionnements notables"

La première consultation n'a reçu aucune offre. La faute à un cahier de charges dissuasif et éloigné du précédent. La seconde corrige le tir pour rendre le dossier plus attractif en diminuant les contraintes de service public, mais en incluant d'autres. Le programme minimal de vols, diminué de près de 30 %, reste ainsi deux fois supérieur à celui défini dans le cadre de la convention de 1990. Dans sa troisième consultation de 2012, le Pays reconnait des lignes structurellement déficitaires pouvant justifier une participation financière de la collectivité. La CTC relèvera que "la  procédure  a  souffert  de  plusieurs  approximations  et/ou  décisions  susceptibles  de  la  fragiliser" et qu'elle "a ensuite été classée sans suite sans motif apparent recevable". Un abandon "critiquable et non justifié" liés à des dissensions au sein du gouvernement de l'époque, avec notamment "des avis contradictoires du président et du ministre des Transports", "des interférences" et des "dysfonctionnements notables". Pour la CTC, "les  échecs  de  ces  appels  d’offre  traduisent  l’incapacité  de  la  collectivité  à  'vendre'   son  espace  aérien,  ou  en  tous  cas  à  déléguer  la  gestion de celui-ci" avec une compagnie, Air Tahiti, qui "ne répond pas aux appels d’offre mais explique sa position". Elle envisageait déjà en 2011 "de  diminuer  fortement  la  desserte  des  Tuamotu  afin  de  réduire  les  pertes  d’exploitation  sur  ces  destinations". Faute d'accord, la convention a été prorogée par plusieurs avenants jusqu'au 31 décembre 2015.

Une loi à appliquer, une délibération à attendre

La juridiction financière notait en 2014 que "l’absence de schéma directeur des transports et la méconnaissance du périmètre et donc du coût du service public associé n’a pas permis à la collectivité de proposer un cadre acceptable par Air Tahiti". En 2016, le Pays accouchera du fameux schéma et d'une nouvelle loi du Pays n°2016-3 sur l'organisation du transport interinsulaire maritime et aérien. Si les obligations des armateurs sont clarifiées en 2017, celles concernant l’aérien restent dans les cartons. Une délibération doit être prise à l'Assemblée pour préciser le cadre, mais se fait toujours attendre. En février 2018, Air Tahiti reçoit sa nouvelle licence "à titre transitoire dans l'attente de l'adoption des textes d'application de la loi du pays n°2016-3" avec un programme de vols annexé. Un caractère transitoire vite supprimé en juillet 2019, le Pays n'est pas encore prêt à prendre les textes d'application prévus. Jean-Christophe Bouissou, a indiqué encore récemment être "en train de mettre ça en place" avec la création d'un fonds de péréquation toujours pas actée. La compagnie continue alors à assurer des liaisons interinsulaires dites de désenclavement et demande à être indemnisée pour les pertes subies à hauteur de 936 millions de Fcfp. Pour le Pays, la convention de 1990 n'est plus en vigueur. Air Tahiti opère les liaisons aériennes à ses dépens. Un bras de fer qu’a remporté la collectivité le mois dernier, le tribunal administratif estimant que la convention est effectivement caduque : les liaisons assurées ne peuvent pas être considérées comme un service public et la Polynésie n'a pas à indemniser. Le rapporteur public s’étonne cependant que depuis le 13 mai 2020 et une nouvelle annexe, Air Tahiti est soumis à des "fréquences minimales par île" assimilables à des obligations de service public et donc compensables financièrement. Un espoir d'indemnisation de courte durée, l'annexe est corrigée le 10 juin dernier et supprime la mention. Quelques jours après, la compagnie annonce renoncer à la desserte des 26 îles "non rentables" de son réseau.

Monopole voulu et subi

Commentant cette décision, Bouissou a durement stigmatisé le monopole d'une compagnie qui prendrait en otage la population. Un monopole pourtant soutenu par les pouvoirs publics. En octobre 2017, la compagnie Island Airlines déposait une demande de licence d'exploitation pour réaliser de vols vers huit destinations. Une demande poussée alors par Luc Faatau, ministre de l’Equipement et des Transports intérieurs, qui transmettait à Édouard Fritch un projet d’arrêté accordant la licence sollicitée puis une note indiquant que "le dossier remplissait les conditions requises". Une décision d'attribution qui ne sera cependant pas prise avec, là encore, un gouvernement qui pousse dans plusieurs directions. Face à l'absence de prise de décision pendant plusieurs mois, Island Airlines se résout à attaquer le silence du Pays pour obtenir le précieux sésame. Un an plus tard, le tribunal administratif donne gain de cause au nouveau transporteur non sans avoir relevé que "le refus implicite d’accorder la licence sollicitée repose sur des considérations relatives à la protection du monopole de fait de la société Air Tahiti, étrangères au respect de la réglementation applicable". Avec une réglementation incomplète ou détournée, un monopole défendu et désormais subi, le ciel polynésien n'est pas prêt de s'éclaircir.
 

Rédigé par Sébastien Petit le Jeudi 25 Juin 2020 à 10:44 | Lu 4835 fois