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Tokainiua Devatine, interroger le passé par le prisme du présent


Tahiti, le 18 avril 2024 - Enseignant au Centre des métiers d’art, porteur notamment du projet Ospapik lancé il y a peu, Tokainiua Devatine est ravi de constater que le centre rayonne désormais au-delà des frontières du Fenua. Le travail des élèves et de leurs professeurs est reconnu en Océanie. Les requêtes se multiplient.
 
Il est originaire “d’ici”. Tokainiua Devatine est né en 1981 à Tahiti, mais il a commencé sa vie en Afrique. Il a vécu au Niger au début des années 1980. “La famille a voyagé.” Il n’a pas de souvenirs précis, mais “des flashs”. Après le lycée, il n’avait “pas trop d’idées”. Il a finalement opté pour l’anthropologie. “Sans doute en raison de mon contexte familial.” Sa mère, Flora Devatine, a toujours été intéressée par la question culturelle. “J’ai été sensibilisé très tôt à cela.” Il passait ses week-ends en famille à la Presqu’île, vivant de nourrissants moments.
 
L’homme au centre des préoccupations
 
Tokainiua Devatine a en plus été inspiré par Bertrand Gérard, archéologue, étudiant lui-même de José Garanger. Archéologue, Bertrand Gérard s’est orienté vers l’ethnologie et l’anthropologie. En terminale, “je discutais beaucoup avec lui”. Aussi, Tokainiua Devatine a-t-il choisi d’allier son univers familial et amical avec des études académiques en se tournant vers une science qui place l’homme au centre de ses préoccupations.
 
Il est allé à Nanterre où il a obtenu un diplôme d’études approfondies (DEA). Ses travaux de recherches ont porté sur la place To’ata. “Un espace que j’ai été amené à considérer comme un marae contemporain.” Déjà à cette époque, il tenait à interroger le passé par le prisme du présent.
 
En 2005, il a démarré une thèse qu’il n’a pas menée à terme. “On m’a demandé de travailler au Service de la culture et du patrimoine.” Tokainiua Devatine a été embauché en contrat à durée déterminée au département des traditions orales. Un rapport avait été commandé pour définir le patrimoine polynésien. Ce rapport faisait suite à une requête faite par l’Unesco à ses pays membres (dont la France) d’identifier leur patrimoine respectif. “On parlait alors plutôt de patrimoine immatériel, de connaissances et savoir-faire.” Ce travail a été l’occasion de réunir autour d’une même table tous les chefs de service et de lancer une dynamique de recherches et travaux plus mutualisés. “L’envie d’avancer ensemble est née à ce moment.” Un magazine a vu le jour : Hiro’a. Il s’agit d’un mensuel d’informations culturelles du territoire qui existe toujours. Paru pour la première fois en 2007, il vise à faire le lien entre passé et présent, entre les acteurs culturels et le public.
 
Recherches et expositions
 
À cette époque, Tokainiua Devatine a rencontré Viri Taimana, aujourd’hui le directeur du Centre des métiers d’art (CMA). “Il m’a demandé si je voulais venir au centre.” Ensemble, à partir de 2008, ils ont fixé et suivi des objectifs précis : diplômes, ouverture sur l’extérieur et projets transversaux. Tokainiua Devatine enseigne désormais l’histoire, la civilisation polynésienne “ou plutôt la société sous l’angle des objets et du patrimoine” et l’histoire de l’art. Il est référent pédagogique pour le DN Made, le diplôme national des métiers d’art et du design. “L’idée est de former, animer les cours, monter des projets et workshops avec la Polynésie et l’international.” Seize ans plus tard, Tokainiua Devatine se réjouit. Il constate que les efforts paient.
 
Il continue en plus à créer et à mener des projets artistiques. Il travaille tous les matériaux, use de différentes techniques selon le projet : modélisation 3D, sculpture, vannerie, peinture et graphisme. Il opte toujours pour les plus adaptés à révéler ses idées. Il sera en Nouvelle-Zélande à la fin de l’année 2024, il a planifié un workshop à Hawaii en juillet. Il a déjà présenté ses œuvres à l’occasion d’expositions collectives en Australie, en France et aux États-Unis. Il fait aussi des recherches en anthropologie sur la question de l’art et des sociétés. Toutes ses réalisations font sens.
 
Intégrer le savoir-faire traditionnel
 
Au centre des métiers d’art, les activités ne manquent pas. En parallèle aux cours, Tokainiua Devatine est impliqué dans différents projets. En 2023, par exemple, il a rencontré à Moorea, à la station Gump, Chris Bellamy, enseignant dans une école de design anglaise. Ce dernier s’intéresse tout particulièrement au biodesign. “Il travaille avec des biomatériaux et interroge leur usage et la vision de ceux qui en ont l’usage. Il veut créer des artefacts qui intègrent le savoir-faire traditionnel.” L’échange informel est devenu formel. Une présentation a été faite aux élèves du CMA en septembre 2023. Des travaux sont désormais en cours, des pièces ont été codesignées. “On est sur la nacre en ce moment. On est parfaitement en phase, tant sur le processus que sur la finalité.”
 
Il y a, d’autre part, Ospapik (Ocean and space pollution, artistic pratices and indigenous knowledges). C’est un projet européen de recherche pluridisciplinaire qui examine la façon dont les connaissances, les savoir-faire, la créativité et la mémoire des peuples autochtones sont mobilisés dans les arts contemporains pour répondre aux crises socio-environnementales qui touchent l’océan et l’espace. Il a été construit autour de plusieurs questions dont : comment les déchets et les débris sont-ils perçus d’un point de vue émotionnel, sensoriel et conceptuel lorsqu’ils sont inclus dans des projets artistiques autochtones et des collaborations interculturelles ? Jusqu’à quel point l’art permet-il de saisir l’impact de la pollution et des déchets sur la relation que les gens construisent et entretiennent à l’océan et à l’espace ? Ospapik a été lancé au Musée de Tahiti et des îles en présence d’artistes et enseignants le 25 janvier dernier. Dans un premier temps, des livrables sont attendus comme une cartographie des artistes océaniens qui travaillent ces thématiques. Un séminaire est prévu de même qu’une navigation qui reste à définir.
 
Les élèves sont aussi impliqués dans Plastic Odyssey. Un projet a été lancé avec le quai Branly, le Musée de Tahiti et des îles et d’autres établissements du Pacifique comme la Victoria Library de Melbourne. “Tout cela est lié, les uns se nourrissent des autres”, résume Tokainiua Devatine. “On a un champ vierge qui va se remplir petit à petit.” Il dit n’avoir aucune idée préconçue, mais de nombreuses questions à poser. “On va lever le voile sur quelque chose.” Tout cela est très motivant pour les élèves. “Nous sommes de plus en plus sollicités. C’est bien, cela nous permet de montrer aux élèves que l’art, ce n’est pas seulement des expositions dans une galerie ou un musée.”

Rédigé par Delphine Barrais le Jeudi 18 Avril 2024 à 14:29 | Lu 1602 fois