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Comptable libéral en Polynésie: chronique d'une mort annoncée


Valérie Jan, présidente de l'Association des comptables de Polynésie française
Valérie Jan, présidente de l'Association des comptables de Polynésie française
PAPEETE, le 26 décembre 207- S'inspirant du modèle métropolitain, le Pays a lancé une réforme des métiers de la comptabilité. Le texte prévoit que les comptables indépendants actuellement installés seront reconnus, mais il empêchera l'installation de nouveaux cabinets comptables, jusqu'à disparition complète de ce métier. À la place, la Polynésie instaurera un monopole des experts comptables. Les professionnels regrettent cette mise à mort programmée de leur profession, très utile aux entreprises… Nous avons rencontré la présidente de l'association professionnelle des comptables polynésiens.

Que contient ce projet de réforme ?

Ça fait quatre ans que je travaille sur cette réforme, puisque nous avions commencé à étudier la question avec Pierre Frébault, qui était ministre à l'époque, (et titulaire d'un Diplôme d'études comptables et financières) mais le premier projet de texte remonte à 30 ans… Ça fait longtemps que la Polynésie essaie de réformer. Nous avons donc rencontré le vice-président, qui nous a exposé son projet de texte visant à réglementer les métiers de la comptabilité et à créer l'ordre des experts-comptables de Polynésie française.

Concernant les experts-comptables, c'est un bon texte qui était vraiment nécessaire. Ils seront regroupés au sein d'un ordre, qui fait défaut actuellement, et devront justifier de leur diplôme.

Nous aurions aimé que le texte prévoie la même chose pour les comptables libéraux. Mais à la place, le texte vise à créer un groupe fermé des comptables actuellement en activité, qui ne pourra pas s'agrandir et tendra donc à s'éteindre avec le temps. Cette mesure est prise au profit de la mise en place d'un monopole exclusif des experts-comptables en Polynésie française, comme c'est le cas en métropole. Encore un copier-coller qui ne correspond pas aux besoins économiques réels du pays.

Ce projet est passé devant le CESC, qui a donné un avis différent du projet de texte présenté, et nous aurions aimé que le gouvernement tienne compte de ses remarques. Mais c'est le projet du vice-président qui sera présenté à l'Assemblée. Le CESC, lui, avait préconisé de maintenir la profession des comptables, de maintenir ce métier pour l'emploi futur des Polynésiens. Il a également proposé de créer un ordre des comptables libéraux pour encadrer la profession, comme c'est le cas dans beaucoup de pays dans le monde… Sauf la métropole. Et malheureusement, ce texte est encore un copier-coller de la réglementation métropolitaine.

En détail, les comptables libéraux en activité avant le 1er janvier 2017 qui répondent aux critères fixés par le projet de loi seront agréés à titre transitoire. Les conditions pour être agréé seront d'avoir au minimum un Bac de nature comptable, d'être à jour de ses contributions fiscales et sociales et d'avoir une assurance professionnelle d'un montant minimum fixé par arrêté en conseil des ministres. De plus, les gens ne pourront plus être en même temps salarié et avoir une patente de comptable. Il faudra faire un choix. Sur les conditions imposées c'est une très bonne chose, même si nous avions demandé un niveau Bac+2 au lieu du simple Bac. Il faudra répondre aux critères, l'agrément est révocable s'il y a des problèmes, le comptable est responsable en nom propre de l'ensemble des documents qu'il produira (comme l'expert-comptable)… Donc la réforme adresse certaines de nos demandes, et nous sommes déjà contents que ce texte existe, car il est impératif aujourd'hui de faire "le tri" des personnes en activité.


On voit que le seul problème pour vous concerne la disparition des comptables libéraux, quelles en seraient les conséquences?

Économiquement parlant, il n'y a absolument rien qui justifie de créer en Polynésie un monopole au profit des experts-comptables. Nous n'avons pas uniquement besoin d'experts-comptables ! Les entreprises polynésiennes, ce sont en majorité des patentés, des très petites entreprises ou des PME. Les grosses entreprises ne représentent que 3% du total. Elles ne nécessitent pas le même travail, les mêmes compétences et les mêmes tarifs. Que pour les petites entreprises.

Il faut comprendre qu'y a un tronc commun entre les comptables et les experts comptables, qui s'arrête au bilan. Nous pouvons tout faire jusqu'au bilan, après c'est le domaine de l'expert-comptable. Ce dernier est habilité à créer des sociétés, à faire du juridique dans le cadre de sa mission, à faire de l'analyse financière, du contrôle, de l'audit, les experts-comptables sont habitués à gérer des holdings… Des choses que le comptable ne fait pas. Mais comme l'explique Patrick Chansin, le trésorier de notre association, "le comptable, c'est comme le médecin de famille qui peut très bien gérer le quotidien. Mais dès lors que l'on a un problème spécifique, il faut aller voir un spécialiste, l'expert-comptable".

De plus, nous préférerions que le métier reste ouvert aux jeunes. Il y a beaucoup de filières d'éducation sur le territoire pour les métiers de la comptabilité, à l'université de Polynésie on peut aller jusqu'au Master CCA (comptabilité, contrôle et audit), ce qui donne un niveau d'ingénieur avec Bac+5 ! Pour comparaison, les experts-comptables ont un bac+8, qui est en fait un Bac+5 suivi de trois années de stage dans un cabinet d'expert-comptable, où il est salarié en qualité d'expert-comptable stagiaire, pour finir avec un mémoire. Donc en vérité, ils ont un master suivi d'une spécialisation sur le terrain…

Ce que voudrions, c'est qu'on laisse la profession de comptable libéral ouverte aux Polynésiens, pour que tous ces jeunes qui font ces études aient la possibilité demain d'ouvrir leur propre cabinet comptable ou d'en racheter un. Là, un comptable ne pourra plus jamais monter un cabinet ou une entreprise, il ne pourra pas racheter une activité, il sera 'condamné' au salariat toute sa vie. Pire, les experts-comptables n'ont pas besoin de BTS ou de bac pro, il leur faut des contrôleurs de gestion, des auditeurs… Donc tous ces métiers de la comptabilité, ces petites mains que les cabinets comptables emploient, n'auront plus de débouchés en Polynésie. Ils seront obligés de s'expatrier pour travailler. Et les TPE-PME n'auront plus accès à ces comptables moins onéreux, elles seront obligées d'embaucher des comptables à temps partiel ou de faire appel à des experts-comptables, bien plus onéreux. Bref, tout le monde y perd.


Si le métier de comptable libéral est si important en Polynésie, pourquoi ne pas créer directement un ordre des comptables et laisser la profession ouverte ?

Sur ça il faut interroger le vice-président. Nous c'est notre souhait de faire perdurer notre métier. Le travail est en pleine pénurie, donc je ne pense pas que créer des monopoles soit bénéfique. Aujourd'hui, on crée des étaux pour que les gens ne puissent plus s'installer.

Et ce n'est pas comme si les Polynésiens pourront facilement devenir experts-comptables. Le diplôme d'expert-comptable ne peut se passer qu'en France et le coût est très élevé. Donc forcément il y aura une grosse injustice pour les étudiants les moins favorisés. Pourtant aujourd'hui il y a un vrai brassage, tous les milieux sociaux sont en train d'arriver aux métiers de la comptabilité. Mais pour demain ça ne fonctionnera plus… Le diplôme d'expert-comptable est réservé à une certaine élite parce qu'il y a un coût non négligeable, il faut passer 2 à 5 ans en métropole, c'est très contraignant voire impossible pour des familles modestes.

Rédigé par Propos recueillis par Jacques Franc de Ferrière le Mardi 26 Décembre 2017 à 10:26 | Lu 10890 fois