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Carnet de voyage - Joseph Kabris, premier Blanc à avoir vécu aux Marquises, sauva deux fois sa peau


Le seul portrait, sans doute assez peu fidèle, de Kabris aux Marquises, avec ses tatouages de guerrier et de chef.
Le seul portrait, sans doute assez peu fidèle, de Kabris aux Marquises, avec ses tatouages de guerrier et de chef.
NUKU HIVA, le 1 juin 2017. Joseph Kabris mourut très jeune, au terme d’une existence pour le moins singulière : à 43 ans à peine, il rendit son âme à Dieu en ayant toutefois eu la satisfaction de sauver deux fois sa peau ; la première, lorsqu’il s’installa à Nuku Hiva, contraint et forcé par le destin. La seconde fois quand il échappa, à son décès, au pire : certains voulaient l’écorcher et l’empailler pour exhiber ses tatouages…

Sur Kabris plane un voile d’incertitudes. L’homme n’était pas un fin lettré et si sa courte vie fut extraordinaire à bien des égards, il n’en laissa qu’une quinzaine de pages, ce qui est bien peu pour une autobiographie.

Incertitudes d’abord quant à sa date exacte de naissance : on suppose qu’il a vu le jour en 1779, sans plus de précision. Son nom de famille lui-même fait l’objet d’orthographes variées : Kabris, mais aussi Cabris, Cabri, Cabry… Nous retiendrons Kabris pour une seule raison : le petit opuscule dans lequel il raconte lui-même son odyssée aux Marquises est intitulé « Précis historique et véritable du séjour de Joseph Kabris, natif de Bordeaux, dans les îles de Mendoça, situées dans l’océan Pacifique, sous le 16e degré de latitude sud, vers le 240e degré de longitude ».

Va donc pour Kabris avec un K…

Rescapé d’un naufrage devant Nuku Hiva

Le garçon, Bordelais selon ses dires, était d’origine modeste. Marin à bord d’un baleinier anglais lorsqu’il arriva aux îles Marquises, appelées alors du nom de celui qui avait commandité l’expédition ayant permis leur découverte en 1595, « îles Mendoça », il se retrouva, avec le cuisinier du bord, seul rescapé d’un naufrage devant Nuku Hiva (alors baptisée Sainte Christine) où les deux hommes parvinrent à accoster, accrochés à des débris de leur navire. Ce que devint le cuistot est incertain ; en revanche, il est avéré que le Français vivait sur Nuku Hiva avec un ennemi anglais dénommé Roberts.

Deux ans après l’arrivée de Kabris, ce marin britannique aurait été débarqué par son capitaine pour tentative de mutinerie. Il ne s’agirait donc pas du cuisinier, mais à ce sujet, les biographes sont partagés (le père O’Reilly, par exemple, considère que ce Roberts est bien le rescapé du même naufrage que Kabris)…

Enlevé par un capitaine russe

Si l’on connaît la date de départ de Kabris, en 8 mai 1795 (de Portsmouth en Angleterre), on ignore celle de son naufrage, alors que celle de son départ de Nuku Hiva est précise, le 18 mai 1804, littéralement enlevé par le capitaine russe Krusenstern, qui le ramena au Kamtchatka fin août 1804. Le malheureux Français, qui avait refait sa vie aux Marquises, qui y jouissait d’un statut de chef et qui avait fondé une famille, est formel : il a été invité à bord du bateau de l’explorateur russe, enivré et enlevé. Krusenstern est plus nuancé, parlant certes d’un départ précipité au quinzième jour d’escale, départ dû, selon lui, au mauvais temps ayant rendu son mouillage dangereux. Le Russe pousse le bouchon un peu plus loin encore, en affirmant que Joseph Kabris « paraissait plus content qu’attristé de cette aventure ». Ce que nia toujours Kabris, qui fit d’ailleurs tout ce qui fut en son pouvoir pour réunir assez d’argent dans le seul but d’embarquer à nouveau afin de regagner les Marquises et de retrouver sa famille.

Le corps couvert de tatouages

Aux yeux de Krusenstern, Kabris était en effet une curiosité à présenter à son empereur, Alexandre 1er (celui qui mit Napoléon et son armée en déroute), car non seulement il avait vécu neuf ans chez les « sauvages » réputés cannibales, mais en outre, il s’était si bien intégré à la société marquisienne qu’il était considéré comme un chef local et qu’à ce titre il avait le corps entièrement couvert de tatouages.

Dans le petit opuscule que Kabris rédigea avant sa mort, celui-ci explique très bien comment il survécut et sauva, une première fois, sa peau. Installés avec son compagnon d’infortune dans la case d’un chef dénommé « quaitenouïy » (Kaitenui ?), ils s’attendaient à être mangés, mais « à l’arrivée du qauitenouïy, nous cessâmes d‘être tourmentés. Il nous traita avec bienveillance, en nous prononçant quelques mots de mauvais anglais, ce qui nous fit grand plaisir. »

Le soir même, les deux naufragés disposaient chacun de leur fare et d’une femme à leur service, ayant été nourris comme des invités de marque.

Cannibale ? Jamais !

Après quatre mois de présence dans le même village, le chef leur demanda de se faire tatouer selon les rites en vigueur, ce que les deux hommes acceptèrent. « Après cette cérémonie, qui nous incorporait à cette nation, nous fîmes choix d’une femme, que nous épousâmes suivant l’usage de ces insulaires, qui consiste simplement en la demande agréée des parents de la femme, que terminent un repas et des danses où l’on invite les parents et les voisins ».

A lire le petit livre de Joseph Kabris, on comprend qu’il a réellement participé à toute la vie de sa petite communauté, qu’il s’agisse de batailles entre villages, de guerres inter-îles même, de disettes ou de fêtes, totalement intégré à la culture des Marquisiens. En revanche, il se refusa toujours à se plier à une coutume, celle de manger son ennemi vaincu, dont il échangea le corps contre un cochon à chaque occasion. Un témoignage fiable, puisque même son pire ennemi, l’Anglais Roberts, confirma que Kabris n’était pas devenu un anthropophage au contact de ses semblables.

Une obsession : revenir aux Marquises

Le 18 mai 1804, tout bascula dans la petite vie bien réglée de Kabris. Tatoué des pieds à la tête, il parut au navigateur russe Krusenstern qu’une telle « curiosité » devait être présentée à l’empereur. Enlevé à bord du bateau russe, Kabris arriva au Kamtchatka avant d’être envoyé à Saint-Pétersbourg pour être présenté au maître de la Russie. Pendant treize longues années, compte tenu de ses aptitudes, Alexandre 1er le gardera à son service comme maître de natation à l’école navale de Kronstadt. En 1817, il parvint enfin à revenir en France, où le roi Louis XVII le remercia très symboliquement, tout comme le roi de Prusse. Or Kabris avait besoin d’argent pour… rentrer chez lui aux Marquises. Faute d’en avoir gagné devant des têtes couronnées, il décida de s’exhiber, lui et ses tatouages, dans les foires. Il rédigea, à cette époque, son petit livret d’une quinzaine de pages ; s’ensuivit alors une longue errance, de ville en ville, où, coiffé d’un large chapeau de plumes, il montrait son corps tatoué en parlant marquisien pour accentuer son côté sauvage et gagner, l’espérait-il, un peu plus.

Mort subite à Valenciennes

Orléans, Genève, Valenciennes en septembre 1822 ; aux trois-quarts nu la plupart du temps, il attrapa froid dans cette dernière ville du nord de la France. Il avait quarante ans, semblait robuste, mais de la grippe ou d’autre chose, le fait est que Kabris passa de vie à trépas le 23 septembre 1822 à l’hôpital de Valenciennes où il avait été admis la veille, dans un triste état.

Sur son lit de mort, interrogé la veille de son décès, il confia à un journaliste toute son infinie tristesse d’être séparé de sa femme et de ses enfants depuis tant d’années. Il se doutait qu’il ne reverrait jamais ce qui était devenu son pays, Nuku Hiva, car ses tatouages ne faisaient pas recette.
Enterré en « sandwich » !

A l’époque, on collectionnait bien des choses morbides, souvent au nom de la science. C’est ainsi qu’un amateur eut vent de l’état de santé de Kabris et émit le vœu de le faire écorcher une fois mort pour l’empailler et garder ainsi ses tatouages comme élément décoratif ! Les responsables de l’hôpital furent horrifiés ; un vieillard venait de mourir à l’hospice, Kabris fut enterré au-dessus de lui, et le corps d’un autre vieux bonhomme miséreux fut placé par dessus. Kabris était ainsi pris en sandwich entre deux autres défunts, la seule façon de décourager les pilleurs de tombe.

Kabris, qui avait « sauvé sa peau » aux Marquises, sauva ainsi, au sens propre du terme, sa peau une seconde fois, après sa mort, grâce aux autorités de Valenciennes.

Daniel Pardon

Arme (casse-tête) et ornements de chef, comme Kabris devait en porter lorsque le navigateur russe Krusenstern le découvrit à Nuku Hiva, où le Français vivait parfaitement heureux depuis dix ans.
Arme (casse-tête) et ornements de chef, comme Kabris devait en porter lorsque le navigateur russe Krusenstern le découvrit à Nuku Hiva, où le Français vivait parfaitement heureux depuis dix ans.

Son épouse cannibale répudiée

Si Kabris prit une première femme quatre mois après son installation à Nuku Hiva, en même temps que son compagnon, il est à noter que le Français se sépara de son épouse pour un motif très « exotique ».

Laissons la parole au mari malchanceux : « Ce fut à l’époque d’une de ces disettes que je répudiai ma première femme, dont je n’eus point d’enfants, pour avoir, aidée de ses frères et sœurs, mangé sa mère et m’en avoir proposé ; et qu’alors j’épousai une des filles du quaitenouïy, chef ou roi de la peuplade dont je faisais partie. Mon mariage avec cette seconde femme, que je charmais par mes manières et par la facilité avec laquelle je faisais des instruments et des objets de décoration, se fit avec beaucoup d’appareils et de fêtes qui durèrent pendant neuf jours » (…). Je coulais des jours heureux auprès de Valmaïki, mon épouse, et de mes deux fils, lorsque M. le capitaine russe Krusenstern vient troubler mon bonheur ».

Les îles Marquises, telles que les virent les premiers découvreurs. A noter la taille du tiki assis par rapport à celle des Marquisiens.
Les îles Marquises, telles que les virent les premiers découvreurs. A noter la taille du tiki assis par rapport à celle des Marquisiens.

Sa dernière confession

Kabris, la veille de sa mort, rencontra un journaliste de Valenciennes qui était intrigué par cet homme venu des lointaines îles. Même si Joseph avait bien du mal à s’exprimer tant il était épuisé par la maladie, il accepta de répondre aux questions de ce localier. Voici ce que celui-ci rapporta à la suite de cette rencontre, des propos repris par le père O’Reilly : « Il n’avait pas connu beaucoup de succès auprès des gens de Valenciennes. Ce membre d’une famille royale dont les malheurs et les étranges destinées n’étaient pas assez connues, attirait peu de monde (…) Ce fut alors que je vis Cabry. Il était bien triste, il parlait avec intérêt de sa femme, de ses enfants, même du beau-père. Il n’avait pas encore perdu tout espoir de les revoir. J’aurais désiré obtenir de lui de longs détails mais il était fort malade et ne parlait qu’avec peine… Circonstance contrariante car Kabris s’exprimait avec un air de vérité qui inspirait la confiance. »

On notera que l’orthographe du Français varie dans le même texte : Cabry, Kabris… Sur place, aux Marquises, sa descendance existe sans doute encore, mais personne n’a jamais retrouvé la trace de la femme et des enfants du premier Français à avoir vécu sur la terre des Hommes.

A lire

« Précis historique et véritable du séjour de Joseph Kabris, natif de Bordeaux, dans les îles de Mendoça, situées dans l’océan Pacifique, sous le 16e degré de latitude sud, vers le 240e degré de longitude ».

Téléchargeable sur :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k63735705
Dans le petit livre d’une quinzaine de pages qu’avait rédigé Kabris, il s’était lui-même représenté comme un « habitant de l’île Mendoça », nom donné aux Marquises en référence au commanditaire de l’expédition qui permit de les découvrir en 1595, le marquis Hurtado de Mendoza, vice-roi du Pérou.
Dans le petit livre d’une quinzaine de pages qu’avait rédigé Kabris, il s’était lui-même représenté comme un « habitant de l’île Mendoça », nom donné aux Marquises en référence au commanditaire de l’expédition qui permit de les découvrir en 1595, le marquis Hurtado de Mendoza, vice-roi du Pérou.

C’est grâce à l’explorateur russe Adam Johann von Krusenstern que Joseph Kabris fut retrouvé et que l’on connaît son histoire. Sauf que Kabris n’a jamais voulu rentrer en Europe et a été purement et simplement enlevé.
C’est grâce à l’explorateur russe Adam Johann von Krusenstern que Joseph Kabris fut retrouvé et que l’on connaît son histoire. Sauf que Kabris n’a jamais voulu rentrer en Europe et a été purement et simplement enlevé.

L’empereur de Russie Alexandre 1er fut certes intéressé lorsqu’on lui présenta Kabris, mais ce dernier n’obtint pas d’argent ; il fut nommé professeur de natation à l’école navale de Kronstadt où il resta treize ans.
L’empereur de Russie Alexandre 1er fut certes intéressé lorsqu’on lui présenta Kabris, mais ce dernier n’obtint pas d’argent ; il fut nommé professeur de natation à l’école navale de Kronstadt où il resta treize ans.

Rédigé par Daniel PARDON le Jeudi 1 Juin 2017 à 16:30 | Lu 6433 fois