Tahiti Infos

Carnet de voyage - 1817 : Rose de Freycinet, circumnavigatrice clandestine


Ce portrait de Rose de Freycinet fait ressortir la beauté et l’élégance de cette intrépide jeune femme.
Ce portrait de Rose de Freycinet fait ressortir la beauté et l’élégance de cette intrépide jeune femme.
PACIFIQUE, le 12 avril 2018. De 1817 à 1820, une surprenante « passagère clandestine » sillonna le Pacifique et effectua une circumnavigation complète, avec le statut de passager clandestin. Mme Rose de Saulces de Freycinet brava tous les interdits pour embarquer avec son mari, grand patron d’une campagne exploratoire à bord du navire L’Uranie. Très vite acceptée à bord, elle a laissé un journal relatant ses aventures, elle qui survécut à ce très long voyage pour trouver la mort brutalement à Paris à l’âge de 38 ans.

La passagère clandestine la plus célèbre dans l’histoire des explorations du Pacifique est, bien entendu, Jeanne Baret, compagne du botaniste Philibert Commerson. Embarqué déguisé en garçon, ce drôle de marin fut démasqué en quelques instants lors de l’escale de Bougainville à Tahiti, alors que de sérieux doutes quant à son véritable sexe avait agité l’équipage de La Boussole depuis plusieurs mois.

Débarquée à Maurice

Jeanne paya sa fraude au prix fort, puisque si Bougainville se montra plutôt conciliant lors de son long périple, il n’en débarqua pas moins les deux amants, Jeanne Baret et Philibert Commerson à l’île Maurice. Officiellement parce que le botaniste en fit la demande, plus probablement pour éviter au couple un procès à Paris, qui aurait entaché la réussite de l’expédition.

Après cinq années d’exil, le botaniste y mourut le 13 mars 1773, à l’âge de 46 ans seulement, quasiment ruiné, sans avoir pu ramener ses collections à Paris et donc sans gloire aucune, tandis que Jeanne, coincée à Maurice, ne put finalement rentrer en France, et donc devenir la première femme à avoir effectué un tour du monde, que des années plus tard, à la faveur d’un mariage sans amour et sans panache avec un soldat du rang.

Elle ouvrit en effet une gargote à Port-Louis ; elle y connut un militaire, Périgourdin inculte, qu’elle épousa le 17 mai 1774 et grâce auquel elle put regagner la France en 1776, presque dix ans après en être partie.

Du moins ramena-t-elle les collections de son ancien protecteur (contenues dans trente caisses qui furent livrées au Muséum d’histoire naturelle), donnant enfin à Commerson une reconnaissance qu’il ne connut pas de son vivant.

Très amoureuse de son mari

Les femmes, à cette époque, étaient interdites sur les navires de la Royale et finalement, Jeanne Baret ne s’en sortit pas si mal que cela, bénéficiant d’une relative clémence de la part du roi, à son retour en France.

On pouvait penser que son exemple, compte tenu de ses années d’exil forcé à Maurice, servirait à contrecarrer toute autre velléité de voyage auprès de la gent féminine, mais c’était mal connaître une certaine Rose-Marie Pinon, épouse de Saulces de Freycinet, un capitaine de frégate de la marine.

La jeune femme, née le 29 septembre 1794 à Saint-Julien-du Sault (Yonne) épousa ce brillant officier le 6 juin 1814. Elle avait alors vingt ans, et si son mariage, comme c’était toujours le cas alors, avait d’abord été validé par les deux familles, Rose-Marie était réellement très amoureuse de son époux dont elle ne voulait se séparer à aucun prix.

De Freycinet, marin confirmé

Louis Claude de Saulces de Freycinet, de noble extraction, avait vu le jour à Montélimar le 8 août 1779. A vingt-et-un ans, il participa, aux côtés du commandant Baudin, à une importante expédition dans les terres australes. Il était sous les ordres du capitaine Hamelin, à bord du Naturaliste, sa première grande aventure maritime lui faisant quitter la France en 1800 pour en revenir en 1802.

Il repartit en 1803, à bord de la goélette Casuarina afin de rejoindre l’expédition qu’il avait quittée, mais le décès du commandant Baudin abrégea le voyage. Son frère, Henri de Saulces de Freycinet, prit le commandement de la mission et les deux frères rentrèrent ensemble à bord du Géographe en 1804.

De ce long périple en deux temps, Freycinet rentra fatigué. Il demanda un congé et se vit ensuite affecté au service des cartes où il acheva la rédaction de l’ouvrage « Voyage de découvertes aux terres australes 1800-1804 ».

Après cette aventure, il avait compris que les voyages d’explorations pouvaient apporter la gloire, mais qu’ils nécessitaient des sacrifices personnels très importants et que l’aventure pouvait s’éterniser. Bien noté, il fut nommé capitaine de frégate en 1811 et s’attendit, à ce titre, à reprendre la mer.

Ses noces avec Rose Marie Pinon, le 6 juin 1814, le comblèrent de bonheur et lui firent oublier, un temps, que son devoir allait l’appeler loin de la France et de sa jeune épouse.

Louis Claude de Saulces de Freycinet joua sa carrière en embarquant son épouse clandestinement pour une mission officielle. Le roi Louis XVIII fut magnanime…
Louis Claude de Saulces de Freycinet joua sa carrière en embarquant son épouse clandestinement pour une mission officielle. Le roi Louis XVIII fut magnanime…

Mission tour du monde

Le 27 mai 1817, le couperet tombe : on lui confie une expédition incertaine et qui sera très longue, un tour du monde, dans le but de « déterminer la figure du globe, d'étudier le magnétisme terrestre et de recueillir tous les objets d'histoire naturelle qui pourraient contribuer à l'avancement de la science ».

Géologue, physicien, ayant l’expérience des longues navigations, de Freycinet est l’homme idéal pour cette expédition prévue pour durer deux à trois ans environ. S’il est très fier de cette responsabilité qui lui est confiée, il a tout de même du mal à s’imaginer séparé de sa femme pendant un temps indéterminé, sachant qu’en outre, il pouvait très bien ne jamais revoir son port d’attache. Entre l’officier zélé et le mari romantique s’engagea alors une lutte inégale, car Rose, de son côté, était bien décidée, elle aussi, à ne pas se séparer de son époux. « J'avais à choisir entre mon affection et des préjugés qu'il me fallait braver avec la certitude d'être désapprouvée par une grande partie du monde. »

Le couple Freycinet fit son choix, sachant que lui mit sa carrière en jeu et qu’il risquait le déshonneur, voire la prison : il embarqua sa femme à bord de L’Uranie, malgré le sacro-saint règlement, malgré l’interdit absolu pesant sur ce type de décision.

Un passager clandestin

Rose, à 23 ans, était ravie et participait, discrètement, à la préparation de l’expédition scientifique qu’allait diriger son mari. L’Uranie quitta finalement le port de Toulon le 17 septembre 1817 avec une belle brochette de savants à son bord, plus un équipage aguerri, au total 126 hommes qui ignoraient qu’un passager clandestin féminin se trouvait caché dans la corvette, déguisé en garçon et cheveux coupés courts, la pétillante Rose de Saulces de Freycinet.

Celle-ci fut très vite démasquée, tant à bord qu’à terre où sa disparition ne laissa guère de place au doute ; par souci de se faire accepter sans envenimer la situation, Rose conserva ses vêtements masculins jusqu’au passage du détroit de Gibraltar. Une fois en plein Atlantique, elle reprit ses vêtements féminins, se sachant hors de portée de toute mesure disciplinaire de la part de la marine française et des supérieurs de son mari.

L’Uranie avait quitté Toulon le 17 septembre à 7 heures et demie du matin alors qu’une lettre parvenait à Henri de Freycinet pour l’informer de la conduite -ou de l’inconduite- des deux jeunes mariés. La presse ne fut pas longue à ébruiter l’affaire, mais en lieu et place d’un scandale, on y fit état, avec recul et humanité « d’un acte de dévouement conjugal méritant d’être connu ».

Un débarquement des Freycinet lors d’une escale ; Rose ne se déguisa en homme qu’au tout début de l’expédition, après elle ne se cacha jamais.
Un débarquement des Freycinet lors d’une escale ; Rose ne se déguisa en homme qu’au tout début de l’expédition, après elle ne se cacha jamais.

Indulgence de Louis XVIII

Le ministère de la Mer ne prit pas la chose avec autant de légèreté, mais le temps de demander des explications au préfet maritime de Toulon et de prévenir le consul de France à Gibraltar, les deux tourtereaux étaient déjà loin en haute mer, en plein Atlantique.

De son côté, le roi Louis XVIII jugea qu’il fallait prendre l’affaire avec indulgence, n’y voyant pas un exemple susceptible d’être contagieux.

Au passage, le consul de France à Gibraltar, Joseph Viale, non informé de la présence d’une femme à bord d’un bâtiment de l’Etat en mission officielle, le découvrit lors de l’escale de L’Uranie sur le rocher anglais.

Le gouverneur de Gibraltar reçut d’ailleurs l’équipage du navire, Rose se présentant habillée en homme.

Le jour du départ, elle avait repris les habits de son sexe et ne les quitta plus.

Naufrage aux Malouines

Une femme à bord, était-ce l’assurance de voir un équipage perturbé ? En réalité, tel ne fut pas le cas, car Rose était d’un commerce très agréable, elle avait de l’esprit et de l’humour et, par-dessus tout, bonne guitariste, elle offrit des concerts improvisés à des marins enchantés de l’ambiance moins militaire de ce périple. Pour tout dire, Freycinet effectua sa mission sans la moindre anicroche, mission qui fut un plein succès sur le plan scientifique : botanique, ethnographie, physique, géographie, cartographie, Freycinet savait dynamiser son équipe, alors que sa femme, Rose, se tint toujours prudemment en retrait de ces travaux qui ne relevaient pas de ses compétences.

Compte tenu du trajet de L’Uranie et de la durée du voyage, en termes de bilan humain, l’expédition fut aussi un succès puisque entre son départ, le 17 septembre 1817 et son retour au Havre, le 13 novembre 1820, plus de trois ans plus tard, Freycinet n’enregistra que 38 désertions et 7 décès.
En revanche, pour le navire lui-même, la fin de l’expédition s’avéra fatale : passant le Horn d’ouest en est, L’Uranie mit le cap sur les îles Malouines pour s’y ravitailler : mal lui en prit puisque devant un récif ne figurant apparemment pas sur les cartes de l’époque, le navire se fracassa sur les rochers le 14 février 1820.

L’équipage parvint à être sauvé comme le fruit des travaux menés dans l’océan Indien et le vaste Pacifique et même la guitare de Rose (le chef de l’expédition déplora tout de même la perte de dix-huit caisses).

Un bateau ramena les Français à Montevideo, où Freycinet parvint à acheter un navire, avec lequel il rejoignit Rio puis Le Havre.

Un journal pour sa confidente

Rose, toujours d’égale humeur, participa activement au soutien du moral de l’expédition et écrivit un journal dont le texte, amputé de quelques escales il est vrai, nous est parvenu. Dans un style très fluide, elle fit part à sa cousine de ses expériences personnelles et de la manière dont elle vécut cette aventure exceptionnelle pour une femme à cette époque.

Dans un environnement exclusivement masculin, elle sut se faire apprécier et respecter, au point qu’elle ne fit jamais la moindre mention d’un quelconque comportement douteux à son égard.

Ce journal était destiné non pas à être publié mais à être lu, à son retour, par sa confidente, Madame Caroline de Nanteuil. Dans le manuscrit publié pour la première fois en 1927 seulement, il manque toutefois une période importante du voyage, comprise entre le 23 octobre 1818 (L’Uranie quitte alors l’île de Timor) et le 18 novembre 1819, quand le bateau pénètre dans Port Jackson (Sydney). Manquent donc les relations concernant les îles Moluques, les îles Carolines, les Mariannes et l’archipel hawaiien (la partie que nous qualifierons de plus « exotique » et de plus colorée).

A cette époque, Mme de Freycinet écrivait des lettres très détaillées à sa mère, ce qui a permis à l’auteur du « journal de Madame Rose de Saulces de Freycinet », Charles Duplomb, de compléter le manuscrit de la navigatrice. Dans celui-ci, avec naturel, Rose fait état de ses plaisirs, mais aussi de ses faiblesses et de ses peurs devant les dangers.

Terrassée par le choléra

A son retour en France, Mme de Freycinet fut évidemment la « people » du moment et fut reçue dans tous les salons à la mode, où on lui fit narrer son périple. Elle était, il est vrai, la première Française à avoir effectué un tour du monde, si l’on fait exception de Jeanne Barret qui demeura en escale forcée à l’île Maurice plus de huit longues années (de 1768 à 1776).

En 1832, Rose n’avait que 37 ans et souffrait de douleurs persistantes à l’estomac, douleurs dont elle évita d’ailleurs de se plaindre.

Malheureusement, au printemps 1832, une épidémie de choléra frappa Paris. De Freycinet tomba malade. Son épouse, dévouée, ne laissa à personne le soin de le soigner. Son dévouement fut total, mais elle ignorait comment et pourquoi la maladie était contagieuse ; le 6 mai, elle fut à son tour alitée, au plus mal, victime elle aussi de la terrible épidémie.

Elle ne souffrit pas longtemps : le 7 mai 1832, elle rendit son dernier souffle, devant sa famille consternée par la vitesse à laquelle le choléra emporta cette jeune femme pourtant jugée résistante (son mari lui survécut dix ans ; il mourut le 18 août 1842).

L’Uranie à Rawak, en Nouvelle-Guinée, une des escales de cette longue expédition qui ne coûta la vie qu’à sept membres d’équipage. Un exploit pour l’époque.
L’Uranie à Rawak, en Nouvelle-Guinée, une des escales de cette longue expédition qui ne coûta la vie qu’à sept membres d’équipage. Un exploit pour l’époque.

Publication en 1927

La baronne Caroline de Nanteuil, née Barillon, conserva pieusement tous les courriers de Rose écrits durant sa circumnavigation et sa famille, après elle, les conserva avec le même soin. En 1810, la baronne de Rotours, né de Nanteuil, petite-fille de Caroline, transmit ces courriers au petit-neveu de Rose de Freycinet, lui-même baron. Celui-ci fit savoir à tous ceux que le voyage de L’Uranie intéressait qu’il avait en sa possession ces documents du plus grand intérêt. Une information qui ne passa pas inaperçue et qui aboutit, en 1927, à la publication de ces lettres par Charles Duplomb qui les compléta et les annota.

De Rose, il reste quelques souvenirs épars : en Australie, le cap Freycinet jouxte la pointe Rose et l’anse Rose. Une petite île proche des Samoa a été baptisée (toujours par Freycinet) île Rose : « Je l'appelai l'île Rose, du nom d'une personne qui m'est extrêmement chère " écrivit le navigateur dans le livre de bord. Sa femme, comme en écho, ajouta sur son journal : " C'en est donc fait, voilà mon nom attaché à un petit coin du globe ; bien petit, en effet, car les envieux ne lui accorderont peut-être que le nom d'îlot".

Une grosse colombe de l’île de Rawak, en Nouvelle-Guinée occidentale, fut baptisée du nom de jeune fille de Rose (Pinon, le pigeon impérial Pinon, Ducula pinon, famille des Columbidae). Deux plantes, qui ont depuis été rebaptisées, ont également porté son nom, Hibiscus pinoneamus, et la fougère pinonia.

Les grandes dates du voyage du couple Freycinet

• 17 septembre 1817 : départ de Toulon
• 11 au 14 octobre 1817 : escale à Gibraltar
• 22 au 28 octobre 1817 : escale à Tenerife
• 6 décembre 1817 au 30 janvier 1818 : escale à Rio de Janeiro
• 7 février au 7 avril 1818 : escale au Cap
• 5 mai au 16 juillet 1818 : escale à l’Île de France (île Maurice)
• 19 juillet au 2 août 1818 : escale à l’Île Bourbon (île de La Réunion)
• 12 au 26 septembre 1818 : baie des Chiens Marins (Shark Bay), Australie occidentale
• 9 au 23 octobre 1818 : escale à Coupang, Indes hollandaises
• 17 au 22 novembre 1818 : escale à Dili, Timor Est
• 16 décembre 1818 au 6 janvier 1819 : escale à l’île de Rawak, Nouvelle-Guinée occidentale
• 17 mars au 4 juin 1819 : escale à Guam (Umatac, Agaña)
• 5 au 30 août 1819 : escales aux îles Sandwich, aujourd’hui les îles Hawaii (île Owhyhi, baies de Kayakakoua et Kohaï-hai, îles Mowi et Woahou)
• 21 octobre 1819 : découverte de l'île Rose, baptisée en l'honneur de Rose de Freycinet
• 18 novembre 1819 au 25 décembre : escale en baie de Port Jackson (Sydney, Australie)
• 8 février 1820 : passage du Cap Horn
• 14-15 février 1820 : naufrage aux îles Malouines après avoir heurté un écueil immergé à l'embouchure de la Baie des Français.

L’Australie, alors encore appelée Nouvelle-Hollande, lors de l’escale de L’Uranie en Nouvelle Galles du Sud.
L’Australie, alors encore appelée Nouvelle-Hollande, lors de l’escale de L’Uranie en Nouvelle Galles du Sud.


Rédigé par Daniel PARDON le Jeudi 12 Avril 2018 à 15:10 | Lu 1715 fois