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1843 : Mgr Douarre plante deux graines sur le Caillou


Un des rares portraits de Mgr Douarre, toujours représenté arborant une mine triste. On lui prête cette phrase : « les Canaques : ce sont des enfants par l’intelligence, des brutes par les passions et des monstres par la férocité. »
Un des rares portraits de Mgr Douarre, toujours représenté arborant une mine triste. On lui prête cette phrase : « les Canaques : ce sont des enfants par l’intelligence, des brutes par les passions et des monstres par la férocité. »
PACIFIQUE, le 1er août 2019 - Au XIXe siècle, dans le Pacifique Sud, la géopolitique mettait en lice les grandes nations, France et Angleterre essentiellement, mais ce sont souvent les religieux qui, bien installés dans leurs missions, catholiques (Français) ou protestantes (Anglais), donnèrent le "la" avant la prise de possession officielle. Ainsi, peut-on affirmer que, si la Nouvelle-Calédonie est devenue française, c’est en grande partie grâce aux efforts d’un évêque auvergnat, aujourd’hui quelque peu oublié, Guillaume Douarre ; épuisé par son combat pour convertir les Canaques, malade, il s’éteignit à l’âge de quarante ans seulement. Mais il avait eu le temps d’enraciner deux graines en Nouvelle-Calédonie, celle du catholicisme et celle de la France…
« J’ai toujours eu l’intention d’être missionnaire, je n’ai fait mes études que dans cette vue ; je me dois à la Sainte Vierge et j’ai une grande dette à lui payer ». Ainsi s’exprimait, en 1842, dans un courrier à Mgr Féron, évêque de Clermont-Ferrand,  Guillaume Douarre, jeune curé d’un petit village d’Auvergne, La Tourette.
 

Un curé bâtisseur

L’office des postes de Nouvelle-Calédonie a rendu hommage à Mgr Douarre en 1953, à l’occasion du centenaire de sa mort.
L’office des postes de Nouvelle-Calédonie a rendu hommage à Mgr Douarre en 1953, à l’occasion du centenaire de sa mort.
Issu d’une famille très pauvre, Guillaume Douarre n’avait pu mener à bien ses études. Il avait vu le jour le 16 décembre 1816 dans le village de La Forie, commune de Job près d’Ambert. Son père était ouvrier dans une papeterie ; autant dire qu’il ne pouvait que nourrir sa famille, sans imaginer payer des études à Guillaume. Ainsi, celui-ci entré au grand séminaire de Montferrand ne put terminer son cursus de théologie ; mais il était brillant et il fut admis au diocèse d’Orléans où il fut ordonné prêtre et nommé vicaire à Ouzouer-sur-Trézier, près de Briarre. 
Un an plus tard, il revint dans sa chère Auvergne, comme curé à Yssac-la-Tourette, puis à Saint-Maurice-de-Pionsat avant de revenir à Yssac-la-Tourette grâce à sa protectrice, Mme des Ternes, châtelaine de ce village de six cents âmes. Grâce à elle, il put même faire construire un couvent et une pharmacie. Mais face à quelques mauvaises langues, il préféra partir plutôt que de laver son honneur souillé. Et c’est à cette époque, en 1842, qu’il se tourna vers la jeune Société de Marie qui, basée à Lyon, avait pour mission d’évangéliser l’ouest du Pacifique (les « Picpus » ayant à leur charge l’est : Hawaii, Tahiti, les Gambier, l’île de Pâques).
Au sein de cet ordre, il reçut du R.P. Colin, son supérieur, les bulles du pape Grégoire XVI par lesquelles le modeste curé d’Yssac-les-Tourettes était nommé évêque d’Amatha in partibus infidelium, et vicaire apostolique de la Nouvelle-Calédonie, aux antipodes de l’Auvergne…

Evêque à vingt-six ans !

En 1953, la Nouvelle-Calédonie a rendu un hommage philatélique à Mgr Douarre, à l’occasion du centenaire de sa mort (col.DP).
En 1953, la Nouvelle-Calédonie a rendu un hommage philatélique à Mgr Douarre, à l’occasion du centenaire de sa mort (col.DP).
Le 18 octobre 1842, Guillaume Douarre était donc sacré évêque dans la primatiale Saint-Jean de Lyon par le cardinal de Bonald. Envoyé à Paris, il rencontra le roi Louis-Philippe à la cour puis s’embarqua le 3 mai 1843 sur la flottille que le gouvernement français envoyait aux Marquises sous le commandement d’Armand Joseph Bruat (qui annexa les Marquises et étendit sur Tahiti le protectorat de la France). Douarre navigua à bord du vapeur Phaétonvoguant de conserve avec l’Uranie. Aux côtés du jeune évêque, les pères Roudaire, Rougeyron (tous deux Auvergnats), Calinon, Bréhéret, Favier et Mathieu, les frères Blaise Marmoiton, Jean Raynaud et Jean Taragnat (d’Yssas-la-Tourette) et Annet Pérol, un Lyonnais.

Le 23 août, les bateaux jetaient l’ancre à Valparaiso.

Le 14 octobre 1843, Mgr Douarre arriva aux Marquises, à Tahuata, après trente-deux jours de navigation, puis il rejoignit Dupetit-Thouars à Nuku Hiva, celui-ci disposant alors de cinq navires sous son commandement. Ce dernier confia au capitaine de vaisseau Julien de la Ferrière mission de poursuivre la route vers l’ouest, jusqu’en Nouvelle-Calédonie, avec la gabarre Bucéphale. Le 21 novembre, ils étaient en vue de Tonga Tapu. Le 29 novembre, ils arrivaient à Wallis où la mission était déjà très bien implantée, dirigée par Mgr Enos. Les deux évêques profitèrent des instructions envoyées par Rome pour organiser le sacre de Mgr Bataillon, devenu ainsi évêque à son tour.

La traversée fut longue et finalement, sept mois et dix-sept jours après son départ de Toulon, Mgr Douarre débarqua le 21 décembre 1843 à Balade, en Nouvelle-Calédonie « où il ne trouva que des populations sauvages adonnées à l’anthropophagie » précise un de ses biographes. Le 22 janvier 1844, le Bucéphalelevait l’ancre, laissant seuls à terre la petite poignée de missionnaires.
Le coin était malsain (mangrove à palétuviers et à moustiques) et dangereux (les Canaques étant hostiles aux nouveaux venus). Il fallut défricher, assainir, planter et surtout rassurer à défaut de convertir. Commentaire de l’évêque lui-même le 19 janvier 1844 dans un courrier adressé à un militaire, le sous-lieutenant Marquand : « Mon diocèse est magnifique par ses horreurs, d’ailleurs une mère avouerait-elle que son enfant est difforme ? ». 

Le 5 avril 1846, le frère Taragnat malade, la petite mission au bord de la famine, Mgr Douarre embarqua sur la Marian Watson, goélette santalière anglaise, direction Sydney. Le 13 juin, Douarre était de retour à Balade avec des vivres grâce à un transport sur l’Arielle

Les « oui-oui » sont des sorciers

Louis-Philippe, roi de France, reçut Mgr Douarre et l’encouragea dans sa mission d’évangélisation. Il lui remit une bourse de 3 000 Francs et, en prime, la Légion d’Honneur.
Louis-Philippe, roi de France, reçut Mgr Douarre et l’encouragea dans sa mission d’évangélisation. Il lui remit une bourse de 3 000 Francs et, en prime, la Légion d’Honneur.
Le 3 juillet 1846, ce fut presque un coup de chance pour la mission, la corvette La Seinefit naufrage à Pouébo ; la mission se mobilisa pour sauver tout ce qui pouvait l’être et pour venir en aide aux deux cent trente-deux marins : des bras pour améliorer les conditions d’installation des religieux, mais de nombreuses bouches à nourrir qui semèrent parfois le trouble dans les tribus alentour. Le capitaine de La Seine, François Leconte (1791-1872) organisa l’évacuation de ses hommes avec la Marian Watson, la Claraet un trois-mâts anglais, l’Arabian.

Mgr Douarre profita de la présence de la Clara pour effectuer, à partir du 15 juillet 1846, un bref séjour de trois semaines aux îles Salomon avant de profiter du rapatriement des hommes de La Seinepour revenir en France via Sydney. Il quitta Balade le 7 septembre 1846 à bord de l’Arabian, avec le capitaine François Leconte. En France, il se rendit au siège des Maristes, à Lyon, mais aussi à Paris, à Yssac-la-Tourette et poussa jusqu’à Rome où Pie IX lui accorda audience. A Paris, il reçut du roi la Légion d’Honneur (et la somme de trois mille francs) et à Rome la bénédiction du pape pour continuer son œuvre de conversion. 

Le 23 octobre 1848, il s’embarqua à Toulon emmenant avec lui sept missionnaires et deux frères coadjuteurs. Le 7 septembre 1849, le navire faisait escale à Annatom (au sud des Nouvelles-Hébrides, devenues le Vanuatu). C’est là qu’il apprit qu’en juillet 1847, après son départ, la mission de Balade avait été détruite par les Canaques ; l’explication fut donnée par un survivant : une terrible famine obligea les tribus de Balade à aller quérir des vivres à Hienghène. Là-bas, on avait dit aux indigènes qu’un Anglais dénommé Suton avait été tué. Les santaliers anglais présents sur place expliquèrent cette mort en faisant croire aux Canaques que les « oui-oui » (les Français étaient ainsi surnommés) étaient des sorciers qui faisaient mourir leurs ennemis en leur jetant des sorts.  

Or les missionnaires avaient amené avec eux des maladies, bénignes pour eux, mais dévastatrices pour les indigènes non immunisés et cela suffit à créer envers les religieux une terrible hostilité. 

Le frère Marmoiton décapité

En juin 1847, le chef de Hienghène, Bourate, annonça au capitaine du brick Rabollaud qu’après son départ, les missionnaires seraient massacrés et mangés. L’arrivée de Mgr Collomb, évêque d’Antiphelle, vicaire apostolique de la Micronésie et de la Mélanésie, chargé de vivres, calma les esprits un court moment, mais l’attaque orchestrée en juillet aboutit à la destruction complète de la mission et à la mort du frère Blaise Marmoiton (s’il ne fut pas mangé, les Canaques ayant assez de vivres pillés dans le magasin de la mission, son corps fut atrocement souillé et mutilé). Après Balade, ce devait être au tour de Pouébo, mais l’arrivée, le 9 août 1848 de la corvette La Brillante, permit de sauver les religieux. Réfugiés à Sydney, les maristes s’embarquèrent sur l’Arche d’Alliancepour revenir à Annatom et à l’île des Pins, secteur calédonien plus tranquille. Le 7 septembre 1849, Mgr Douarre arriva de France à Annatom pour apprendre toute l’histoire.

Le Mary Anner amènera l’évêque en Nouvelle-Calédonie à l’île des Pins le 20 septembre 1849. Monseigneur était plus que déçu par l’échec de la mission en son absence, mais il décida aussitôt de revenir à Balade, à Pouebo et à Hienghène. A Balade, un nouveau drame avait eu lieu : l’équipage du navire américain Cutteravait été capturé, tué et mangé. Mgr Douarre, malgré la peur suscitée par ce nouveau bain de sang, décida de se rendre malgré tout à Balade, où, surprise, les indigènes l’accueillirent en demandant d’être pardonnés pour leurs actes : « C’est l’Epikopo, c’est le père Rougeyron, c’est le frère Jean ! ». 

A terre, l’évêque put mesurer l’ampleur des dégâts. Il fut même obligé de racheter la tête du frère Blaise à ses bourreaux (tête qui fut ramenée au musée des Maristes à Lyon). Promettant de revenir, les religieux s’embarquèrent pour Hienghène, mais là aussi, la situation n’était pas tenable devant les menaces des Canaques. Seul le recours aux armes à feu aurait permis de maintenir la mission, ce que Mgr Douarre refusa, préférant quitter la Grande Terre pour revenir à l’île des Pins. 

Le 9 octobre, il embarquait à bord de la Marian Watsonpour Sydney mais finalement, refusant de renoncer à ce travail d’évangélisation, il revint à Balade à bord de l’Etoile du Matinle 23 mai 1851. 

Maux de ventre, coliques, paralysie…

Douarre arriva avec plusieurs dizaines de Canaques convertis et les installa à Pouebo et Balade. Contre toute attente, les indigènes étaient plus calmes et la mission prit doucement racine, sous les encouragements de la France qui voyait d’un très bon œil cette partie de la Nouvelle-Calédonie se pacifier et se civiliser. Mgr Douarre aurait pu enfin profiter de sa vie d’efforts, mais en 1853, une épidémie faucha un dixième de la population de Pouébo. Plutôt que de se préserver de la contagion, l’évêque vola au secours de ses ouailles ; mal lui en prit : il commença à souffrir de maux de ventre, de coliques et une partie de sa bouche se paralysa. Son agonie dura quelques semaines, pendant lesquelles il prit le temps de désigner son successeur, le père Rougeyron, de consoler ses fidèles et surtout de recevoir les chefs canaques ennemis jurés de la Mission, leur demandant de vivre en paix et de se convertir. Ils acceptèrent que les catholiques viennent dans leurs villages donner des cours de catéchisme et cessèrent toutes leurs persécutions. 

Le 27 avril 1853, Guillaume Douarre rendait son dernier soupir. « Nous sommes orphelins ! Mgr d’Amatha est allé recevoir au ciel la récompense de son zèle, de sa charité, de son humilité profonde » écrivit de Balade, le 1ermai 1853, le père Montrouzier aux Maristes de Lyon. Mgr Douarre avait quarante ans seulement. Mais en se sacrifiant pour sa mission, il avait réussi à planter deux graines en Nouvelle-Calédonie : celle du catholicisme, religion aujourd’hui dominante et celle de la France. La prise de possession de la Nouvelle-Calédonie se fit en effet à Balade, le 24 septembre 1853 par le contre-amiral Febvrier Despointes, territoire placé sous la tutelle du protectorat établi sur Tahiti.
L’église de Pouébo en 1867. Mrg Douarre n’avait pas travaillé pour rien…
L’église de Pouébo en 1867. Mrg Douarre n’avait pas travaillé pour rien…

Le créateur de la robe mission ?

Mgr Douarre, lors de son voyage en France en 1848, se rendit dans le village dont il avait été le curé, Yssac-les-Tourettes. La châtelaine, Mme des Ternes, était sa bienfaitrice. C’est là, dit-on, que Mgr Douarre expliqua à sa pieuse protectrice qu’il était confronté à un problème de taille en Nouvelle-Calédonie : les femmes s’y promenaient nues ou portant un léger pagne autour de la taille, rien d’autre… Il fallait à tout prix enseigner aux nouveaux convertis ce qu’était la décence et pour ce faire, Mme des Ternes aida le missionnaire à créer une robe qui cachait strictement toutes les parties du corps des femmes (sauf la tête !). La robe mission, qui devait être ample pour dissimuler les formes, était née et fut ramenée sur le Caillou par Mgr Douarre avec le succès que l’on sait, puisque les femmes aujourd’hui portent la robe mission comme un symbole de leur appartenance ethnique et culturelle kanak. Evidemment, ces robes sont aujourd’hui très colorées, mais le principe reste le même qu’il y a plus d’un siècle et demi : cacher le corps et ses formes. La robe mission est si ancrée chez les femmes calédoniennes que même les parties de cricket féminines se jouent en robe mission, chaque équipe arborant une couleur qui lui est propre.

La vraie mission de La Seine

Ce cliché passe pour représenter Mgr Douarre en compagnie d’autres missionnaires maristes.
Ce cliché passe pour représenter Mgr Douarre en compagnie d’autres missionnaires maristes.
Lorsque le navire La Seine fit naufrage non loin de la mission de Mgr Douarre, celui-ci sauva l’équipage de la faim en permettant aux deux cent trente-deux marins du navire français de se nourrir grâce aux réserves qu’avait ramenées, peu de temps auparavant, Mgr Douarre lui-même de Sydney. Ironie de l’histoire, La Seineavait été envoyée à Balade non pas pour venir en aide à ces religieux, mais pour contraindre l’évêque à retirer le drapeau français qui flottait sur ses établissements. Sa congrégation considérait que seule la croix devait apparaître, tandis que sur le plan politique, la France, sortant à peine de l’affaire Pritchard à Tahiti (affaire qui avait fait grand bruit en Europe), ne tenait pas à froisser la susceptibilité de l’Angleterre.

L’évêque et le communisme

Lors de son séjour à Paris, Mgr Douarre assista, dans les rues de Paris, à une petite manifestation autour d’un propagandiste vantant les mérites du communisme. Demandant à monter à son tour derrière la petite table servant de tribune, il prit ainsi la parole : « Citoyens, écoutez-moi, je viens d’un pays situé à quatre mille lieues, où les maisons, les biens, les champs, tout est commun, même les femmes. Le nom seul de propriétaire y est inconnu. Dans ce pays, personne ne travaille, et personne ne veut travailler ; la terre qu’ils grattent, d’un air insouciant, rapporte, quand le temps est beau, des récoltes peu abondantes qu’ils se partagent pour vivre ; mais la récolte ne suffit pas toujours, et surtout si la saison n’a pas été favorable. Savez-vous ce qui arrive alors ? Le plus fort se jette sur le plus faible, et on l’embroche, on le rôtit et on mange les hommes comme des poulets. Croyez-moi : avant de vous engager dans le communisme, procurez-vous donc de bonnes broches de fer, longues et solides, afin de ne pas mourir de faim ». Et ceux-là même qui, quelques minutes avant, criaient « vive le communisme » s’écrièrent avec encore plus 

À lire

  • Vie de Mgr Douarre, évêque d’Amatha, missionnaire apostolique, ancien curé d’Yssac-la-Tourette et premier apôtre de la Nouvelle-Calédonie dans l’Océanie, par l’abbé Chaumette, EMJ, curé de la même paroisse et membre correspondant de l’Académie de Clermont-Ferrand (1880). Livre réédité en 2005 par Hachette-BNF.
  • Mgr Douarre évêque d’Amata, premier vicaire apostolique de la Nouvelle-Calédonie par Claudius Maria Mayet (1859).
  • Histoire des Gens du Sud, par Claude Cornet, Editions La Boudeuse (2002).
  • L’épopée de Guillaume Douarre, par Henri Pourrat, Flammarion

Rédigé par Daniel Pardon le Jeudi 1 Août 2019 à 10:54 | Lu 1191 fois