Tahiti Infos
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L'âge de déraison




C'était le 7 décembre 2010. Il y eut tout d'abord la déception, celle d'être coincé sur un atoll, quand on imaginait ses vingt ans dans des lieux plus animés, ceux où la jeunesse peut s'enfiévrer. Or, Makemo en était l'antithèse : monotonie du paysage, calme pesant, vie au ralenti. Les parents étaient absents, partis en voyage, et les liens d'amitié n'étaient pas encore suffisamment noués, après quelques mois seulement passés sur l'atoll. La vingtaine, je semblais ainsi condamné à la fêter dans ma tête. Cependant, à cet âge, on fait fi du fatalisme et dehors ressemble à une aventure qui attend un héros. Alors on s'arme, une bouteille à la main et un sac aux épaules, pour affronter l'excitante inconnue de ce monde. Si le caractère répétitif de la vie sur les atolls est un fait, la nuit, elle, ressemble à une fête où l'improbable est roi. En effet, Makemo a ceci de magique que le soir venu, l'immobilisme et l'apathie laissent place à un microcosme fascinant dont l'agitation va crescendo jusqu'à s'évanouir aux premières lueurs du jour. Dans ces atolls baignés d'une lumière parfois aveuglante, l'obscurité a pour effet de désinhiber les êtres. Tapis dans l'ombre, se pensant à l'abri du regard et du jugement des autres, les passions et les pulsions peuvent s'exprimer. 

Ainsi, alors que j'arpentais les artères en forme de crucifix du village de Pouheva, un pick-up s'approcha de moi. Les trois personnes à bord m'étaient inconnues mais leur joie de vivre était communicative et leur éthylisme manifeste. Je montai avec eux sans me poser de question. Il y avait un chauffeur, sensiblement plus âgé que moi, et deux jeunes filles dont l'excitation évoquait celle des demoiselles parvenues à se faufiler en boîte de nuit avant l'âge. Très vite, les liens et les jambes se nouèrent en plein vertige des sens. Les gorgées passaient de bouche en bouche, les yeux brûlaient de désir. Nous quittâmes le village pour nous retrouver dans le noir absolu d'une route encadrée par les eaux de l'océan et celles du lagon. J'avais pris place dans la benne et alors que nous entrions dans une ligne droite qui me parut infinie, je décidai de me mettre debout, les bras en croix. Le chauffeur, devinant mon désir d'adrénaline, accéléra jusqu'à pousser la voiture dans ses derniers retranchements. Le vent qui fouettait mon visage avec violence, le noir qui m'entourait, les cris festifs des filles et cette sensation d'apesenteur soudaine due à la vitesse, eurent pour effet de suspendre le temps. À cet instant précis, je compris que Makemo était peut-être le meilleur endroit pour fêter ses vingt ans, car il y régnait un vent de liberté débarrassé de la fureur du monde moderne. Certes, le lendemain fut difficile mais quelle est la pire gueule de bois ? Celle du lendemain ? Ou celle de la trentaine lorsqu'on réalise que toutes ces personnes que l'on a connues ont quitté l'île et ont disparu à jamais de nos vies et que ce temps des possibles n'aura été qu'éphémère ? 
Florian Prevost