Tahiti Infos
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20 ans de courage




C’était le 2 août 2000, rien de particulier dans la journée. Cependant, en début de soirée, je me rends dans notre chambre et là je découvre son corps inanimé. Je m’aperçois qu’il respire toujours. J’en appelle à l’aide afin que l’on puisse se rendre au centre médical. Fort heureusement, une fois prévenus, accourent des membres de notre communauté d’église en réunion pas très loin. Ils étaient cinq bonshommes bien bâtis pour le porter jusqu’au véhicule. Sur la route menant au village principal, je susurre qu’il a dû attraper froid après de longues heures de pêche, sandales sur le récif harponnant d’énormes perroquets bleus ou encore tenant sa ligne face au vent frais de l’hiver austral pour pêcher des pahoro avec du tutae fe’e, pâte obtenue avec de l’encre de pieuvre et d’épluchures de taro. Et pourtant, je lui rappelai sans cesse de s’enduire de monoï avant de partir.
Mais arrivés sur place, c’était sans appel, le taote m’annonce l’évacuation sanitaire si un avion est disponible. Le lendemain, chose faite. Nous sommes sur Tahiti à l’hôpital.  A l’arrivée, aux urgences, mon fils scolarisé au lycée me rejoint anxieux. Et là, un AVC, nous annonce-t-on. Paralysé du côté gauche, impossible pour lui de parler de manière intelligible, de bouger son bras, sa jambe. Du coup, j’ai dû tout quitter pour rester près de lui. En premier, mon petit travail de vacataire et puis mon association artisanale. Je savais qu’à cet instant-là mes tresses, mes chapeaux, mes paniers moisiraient dans notre petit faré. Ma grande passion, la vannerie avec le savoir-faire du pandanus que ma mère de Rimatara m’avait transmis. 
Tous les jours, j’étais donc à son chevet. Une petite amélioration de son état était perceptible. La rééducation avait commencé. Des mois passèrent, et finalement… la sortie possible. Je repensais déjà à notre île. Plus de six mois déjà. Il recommençait à marcher péniblement mais ne parlait toujours pas. Mais l’envie était plus forte. Il voulait rentrer sur son île qui l’avait vu naître en 1936. Je le comprenais bien avec ce geste mimant le chemin vers son fenua. 64 ans, retraité de la Société le Nickel de Nouvelle-Calédonie mais aussi travailleur dans le phosphate de Makatea, quoi de plus réconfortant d’y vivre avec une petite retraite. Pêcher, planter, vivre simplement au rythme du calendrier lunaire polynésien, au gré du vent dont il maîtrisait parfaitement les noms. 
Enfin, notre retour sur Tubuaï se profile. Hâte, trop hâte de rentrer. Sur notre île, je découvre une nouvelle vie. Tous les jours le laver, le nourrir avec l’aide d’une infirmière à domicile. Il ne faut pas non plus oublier ses médicaments et son bain chaud infusé de plantes médicinales traditionnelles. Un quotidien qui efface le temps qui passe. 
Vingt ans déjà. Je suis encore là près de lui. Toujours le même sur son lit, l’amour inchangé parfois inquiet lorsque je m’éloigne trop. Je lui répète « Mon Papi, ne t’inquiète pas. Je suis là. J’arrive. J’étais dans mes plantes. » 
Boniface Ioane-Hauata