« Au large - 10 septembre 2020
Depuis l’aileron tribord, je scrute la mer. Pas un navire en vue, pas un grain en perspective, pas un oiseau à l’horizon... Mon matelot joue quelques refrains sur son ukulélé. Il passe le temps. Le quart est long. Long à n’en plus finir. Même sa musique ne couvre pas les grognements sourds de nos ventres affamés. C’est toujours comme cela à Reao. Faut tout décharger le plus vite possible sans jamais casser la croûte. Faut profiter de la “passe” quand “Madame” a décidé d’être clémente. C’était quand même une bonne journée, pas de blessé, pas de casse. Il est bon notre pōtini.
Il est bientôt 17 heures, la relève de quart. Le moteur ronronne doucement ou plutôt ronfle en cadence. Faut dire qu’il a quarante-trois ans l’engin. Des décennies de bons et loyaux services. Une goélette plus fiable ? Je ne connais pas !
Tiens, ça se réveille en bas. Le repas sera bientôt prêt. Le craquement sec du couteau sur la planche est camouflé par les assiettes qui s’entrechoquent sur la table. Le frémissement des casseroles est occulté par le tintement des verres. Le pas feutré du cuisinier est dissimulé par le chahut des marins. Ça joue, ça rigole, ça se gausse. Ils s’impatientent, clope au bec, près des marmites. Nous sommes quand même au charbon depuis le lever du soleil.
Au menu, sashimi de thon. La pêche du jour ! Grand seigneur, le bosco a donné sa prise à l’équipage. Tūtu prépare sa sauce spéciale. Un secret de famille légèrement aigre-doux et aux petits oignons finement ciselés. C’est frais, c’est simple : c’est un repas de roi.
Ma relève est enfin en passerelle. Nous descendons dare-dare. À table, tout le monde nous attend pour la prière. Il est à nous ce moment. Un instant entre frères, une petite heure de partage et de convivialité. Une courte pause où, même loin de notre famille, nous nous sentons comme à la maison. Le “Second” dit paisiblement le bénédicité. Puis, le Capitaine lance un retentissant “Tāmā΄a maita΄i”. En une fraction de seconde, je n’entends plus que le cliquetis des fourchettes, le raclement des assiettes et le contentement de mes amis.
Ce n’est pas si mal d’être en mer. Pas de réseau, pas d’internet, pas de vini. Alors nous parlons, nous échangeons, nous nous rappelons la belle époque. Vingt ans que nous discutons toujours de la même chose : des gosses, de la maison, du portail à refaire, des potins qui courent sur les quais. Nous nous engueulons aussi. Souvent même. Je les aime bien ces vieux bougres. Ils sont les derniers du genre. Ils sont de ceux qui ont vécu plus souvent en mer que sur terre. De ceux qui ont loupé les naissances de leurs enfants pour le métier. »
Pensif, je referme le journal de mon grand-père. Il avait raison l’Ancien, les îles se sont modernisées en trente ans. Pourtant, la vie à bord n’a pas tant changé. Le navire est taciturne mais la cuisine grouille de vie. Je prends une des bananes qui se balancent avec nonchalance sur la plage arrière. Je souris : aujourd’hui, c’est dimanche, c’est fāfaru !
Auteur : Chatterton
Depuis l’aileron tribord, je scrute la mer. Pas un navire en vue, pas un grain en perspective, pas un oiseau à l’horizon... Mon matelot joue quelques refrains sur son ukulélé. Il passe le temps. Le quart est long. Long à n’en plus finir. Même sa musique ne couvre pas les grognements sourds de nos ventres affamés. C’est toujours comme cela à Reao. Faut tout décharger le plus vite possible sans jamais casser la croûte. Faut profiter de la “passe” quand “Madame” a décidé d’être clémente. C’était quand même une bonne journée, pas de blessé, pas de casse. Il est bon notre pōtini.
Il est bientôt 17 heures, la relève de quart. Le moteur ronronne doucement ou plutôt ronfle en cadence. Faut dire qu’il a quarante-trois ans l’engin. Des décennies de bons et loyaux services. Une goélette plus fiable ? Je ne connais pas !
Tiens, ça se réveille en bas. Le repas sera bientôt prêt. Le craquement sec du couteau sur la planche est camouflé par les assiettes qui s’entrechoquent sur la table. Le frémissement des casseroles est occulté par le tintement des verres. Le pas feutré du cuisinier est dissimulé par le chahut des marins. Ça joue, ça rigole, ça se gausse. Ils s’impatientent, clope au bec, près des marmites. Nous sommes quand même au charbon depuis le lever du soleil.
Au menu, sashimi de thon. La pêche du jour ! Grand seigneur, le bosco a donné sa prise à l’équipage. Tūtu prépare sa sauce spéciale. Un secret de famille légèrement aigre-doux et aux petits oignons finement ciselés. C’est frais, c’est simple : c’est un repas de roi.
Ma relève est enfin en passerelle. Nous descendons dare-dare. À table, tout le monde nous attend pour la prière. Il est à nous ce moment. Un instant entre frères, une petite heure de partage et de convivialité. Une courte pause où, même loin de notre famille, nous nous sentons comme à la maison. Le “Second” dit paisiblement le bénédicité. Puis, le Capitaine lance un retentissant “Tāmā΄a maita΄i”. En une fraction de seconde, je n’entends plus que le cliquetis des fourchettes, le raclement des assiettes et le contentement de mes amis.
Ce n’est pas si mal d’être en mer. Pas de réseau, pas d’internet, pas de vini. Alors nous parlons, nous échangeons, nous nous rappelons la belle époque. Vingt ans que nous discutons toujours de la même chose : des gosses, de la maison, du portail à refaire, des potins qui courent sur les quais. Nous nous engueulons aussi. Souvent même. Je les aime bien ces vieux bougres. Ils sont les derniers du genre. Ils sont de ceux qui ont vécu plus souvent en mer que sur terre. De ceux qui ont loupé les naissances de leurs enfants pour le métier. »
Pensif, je referme le journal de mon grand-père. Il avait raison l’Ancien, les îles se sont modernisées en trente ans. Pourtant, la vie à bord n’a pas tant changé. Le navire est taciturne mais la cuisine grouille de vie. Je prends une des bananes qui se balancent avec nonchalance sur la plage arrière. Je souris : aujourd’hui, c’est dimanche, c’est fāfaru !
Auteur : Chatterton