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"Trop fermes ou trop laxistes, les juges auront toujours des critiques"


Régis Vouaux-Massel, Premier Président de la cour d'appel de Papeete, quittera ses fonctions à la fin du mois.
Régis Vouaux-Massel, Premier Président de la cour d'appel de Papeete, quittera ses fonctions à la fin du mois.
Tahiti, le 22 janvier 2020 - Après avoir exercé en qualité de Premier Président de la cour d’appel de Papeete durant sept ans, Régis Vouaux-Massel quittera ses fonctions à la fin du mois de janvier. A l’heure du bilan, le magistrat salue l’investissement de l’Etat et du Pays dans le domaine foncier et rappelle aux médias la nécessité de protéger la présomption d’innocence.

Vous avez œuvré en qualité de Premier président durant sept ans. A la veille de votre départ, quelles sont les grandes lignes de votre bilan, notamment en matière de droit foncier ?

“Le foncier est effectivement un domaine dans lequel nous avons beaucoup avancé. Grâce à un premier contrat d’objectifs qui nous a apporté des magistrats supplémentaires. Nous avons pu faire fonctionner ce tribunal et sortir beaucoup plus d’affaires. Désormais, nous avons des dossiers beaucoup plus récents car il ne faut pas oublier qu’à une certaine époque, nous avions 22% des dossiers qui avaient plus de 20 ans contre 1% aujourd’hui. Nous avons vraiment résorbé le stock. Et ceci, avec une composition différente puisque nous avons introduit le système de l’échevinage : le magistrat professionnel est entouré de deux magistrats qui sont des citoyens choisis pour l’intérêt qu’ils portent à la matière foncière et qui ont une connaissance du contexte culturel et sociologique. Nous avons gagné en quantité mais aussi en qualité. Cela fonctionne bien tant que les effectifs sont maintenus. Nous avons eu la chance, pendant ces sept dernières années, que le ministère de la Justice ait porté une attention toute particulière à la Polynésie française. Des règles spécifiques ont été adoptées par l’Etat pour faciliter la sortie de l’indivision, notamment lorsque bon nombre des indivisaires sont inconnus. Il appartient au Pays d'en mettre en place les modalités pratiques.”

La Garde des Sceaux a donné son “feu vert” en février 2019 quant au projet d’une cité judiciaire à Tahiti. Où en est-on aujourd’hui et quelle sera la vocation de cette cité judiciaire ?

“A partir du moment où nous avons acquis un terrain pour implanter le tribunal foncier, nous avons bénéficié d’une emprise foncière qui nous a permis de proposer au ministère de la Justice la construction d’une cité judicaire. Alors qu'actuellement les locaux du tribunal de première instance et ceux de la cour d'appel sont imbriqués, une nouvelle construction permettrait de sortir la cour d'appel du site principal, de manière à ce qu'il y ait une meilleure lisibilité de la part des justiciables qui confondent souvent les deux institutions. Mais cela nous permet également de gagner de l’espace. Le tribunal a lui-même des annexes qui ont été prises dans des bâtiments loués. La cité judiciaire va donc déjà nous permettre de faire des économies importantes car nous avons estimé ces loyers à un peu plus de 60 millions par an, ce qui n’est pas négligeable. De plus, nous mutualisons les salles d’audience mais elles sont aujourd’hui en nombre manifestement insuffisant. Nous avons un manque crucial d’espace. L’idée est donc de construire un premier bâtiment dans lequel il y aura la cour d’appel avec le service d’administration régionale auquel viendra s’adjoindre la chambre territoriale des comptes (CTC). Parallèlement, un deuxième bâtiment sera consacré aux services du SPIP et de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Toutes les études de faisabilité ont été réalisées, le projet a été accepté par l’administration centrale et inscrit à la loi de programmation de la justice 2018-2022. Une annonce a été officiellement faite par la ministre de la Justice lors de sa visite en juillet à Tahiti sur cette construction. La Chancellerie a mandaté l’agence pour l’immobilier de la justice, qui a conçu la prison de Tatutu, qui va piloter le projet de construction en liaison avec la direction de l’ingénierie publique du haut-commissariat. Le calendrier prévisionnel nous donnerait le premier coup de pioche en 2023 pour une livraison en 2025. L’investissement du ministère de la Justice est très conséquent puisqu’il avoisine 30 millions d’euros (3,6 milliards de Fcfp).”

Entre l’approbation de ce projet, la construction de la prison de Tatutu à Papeari et celle du tribunal foncier, l’on note que l’Etat fait un effort d’investissement dans l’appareil judiciaire en Polynésie française ? Comment l’analysez-vous ?

“Nous avons effectivement l’impression qu’il y a une attention particulière du ministère de la Justice. Nous avons eu la visite successive de deux ministres de la Justice qui ne sont pas venus les mains vides puisqu’il y a eu le projet exemplaire du tribunal foncier, auquel le Pays tenait beaucoup, et cette validation du projet de construction d’une grande cité judiciaire.”

L’organisation judiciaire en Polynésie française est assez singulière sur le plan géographique, avec des services déconcentrés dans certaines îles. Au regard de votre expérience, est-ce un système efficace et à encourager ?

“L’idée est d’assurer la continuité du service public de la justice sur un territoire extrêmement dispersé avec des archipels fort éloignés du centre administratif principal. Depuis déjà longtemps, nous avons des sections détachées à Raiatea et Nuku Hiva, qui se justifient pleinement puisque la population a augmenté. Au-delà de cela, pour les autres archipels où il n’y a pas de section permanente, nous avons les tournées du juge forain qui se déplace régulièrement pour y rendre la justice, aussi bien en matière civile que pénale. Mais nous avons besoin d’aller au-delà car il y a une sorte de désert juridique. La difficulté pour ces populations est d’accéder au droit. Dans ces archipels, il n’y a ni cabinets d’avocat, ni études de notaire ou d’huissier. Cela est donc une préoccupation importante d’organiser des consultations régulières. Nous essayons d’œuvrer en ce sens puisque nous avons établi une convention avec les professionnels du droit de manière à ce que des consultations permettant aux gens d’accéder au droit soient organisées et surtout financées. Cette convention n’a pas encore été validée par la chancellerie et nous devons encore retravailler sur ce projet.”

Sur un plan plus général de la bonne administration de la justice, l’émergence des réseaux sociaux a fait apparaître un sentiment parfois assez virulent d’incompréhension des décisions de justice par les citoyens, notamment dans les affaires pénales. Que pensez-vous de ce type de réactions ? Sont-elles légitimes selon vous ?

“Les réactions sont saines et légitimes. S’il n’y avait pas une certaine liberté d’expression, nous ne serions pas dans un système démocratique. Après, à savoir si l’on est trop ferme ou trop laxiste, nous aurons toujours des critiques dans les deux sens. En Polynésie, je pense que l’on ne peut pas parler de laxisme car il suffit de constater le nombre de personnes incarcérées. Nous sommes à environ 600 détenus. Ce chiffre, rapporté à la population, constitue un rapport très élevé. L’acte de juger est difficile. Quand les gens lisent la presse, ils réagissent viscéralement, ce que nous faisons parfois nous-même lorsque nous n’avons pas participé aux procès. Il faut savoir que l’on ne juge pas uniquement des faits, parfois choquants, mais que nous jugeons des personnes et nous tenons compte de leur personnalité, de leur parcours et surtout de leurs chances de réinsertion. Quant à la présumée lenteur de la justice, je précise qu’en appel, nous jugeons dans un délai de trois mois entre la décision de première instance et le procès en appel, ce qui est tout à fait raisonnable.”

Lors de votre discours de rentrée solennelle, vous avez émis un sévère rappel à l’ordre sur la présomption d’innocence qui était destiné à la presse. Pourquoi avoir voulu faire cette mise au point ?

“Lors de ce discours, j’avais effectivement insisté sur la présomption d’innocence et sur le droit à l’image. Ce n’est pas parce que l’on est poursuivi que l’on n’est pas innocent. Par définition, tous les gens qui sont présentés ici bénéficient de la présomption d’innocence. Il est vrai que j’ai souvent été choqué par le traitement médiatique. Lors de la rentrée solennelle, j’ai rappelé les textes en vigueur. Normalement, on ne peut pas diffuser l’image d’une personne menottée ou qui se trouve dans un box. La problématique de la dignité de la personne va au-delà du droit à l’information. Nous avons une architecture des lieux qui ne nous permet pas actuellement de sanctuariser certains endroits, nous allons donc y réfléchir. Il est tout à fait normal que la presse relate des audiences publiques en démocratie. Mais l’on a parfois le sentiment que l’on peut accéder à tout et c’est ce faux sentiment qu’il va falloir régler un jour. Nous devons aussi repenser l’architecture pour le confort des escortes de gendarmerie et de police, pour que les avocats aient une salle pour s’entretenir avec leurs clients. Ce dernier point est d’ailleurs une demande tout à fait légitime du barreau. Nous travaillons donc à faire sanctuariser certaines parties du tribunal. Je sais que c’est une tentation pour les journalistes de pouvoir se rendre partout. Certains estiment que l’on peut tout montrer et que la liberté de la presse est au-dessus de tout. Mais non, elle n’est pas au-dessus de tout et il y a des textes qui ont été adoptés pour que l’on respecte la dignité des gens. Quand on montre quelqu’un menotté et mis en examen, il n’est pas forcément coupable. Il ne faut pas que le lendemain, le fils ou la fille de cette personne soit insulté par ses camarades d’école car la photo de son père ou sa mère aura été diffusée avant même que ce dernier ou cette dernière ait été condamné."

Face aux demandes de dépaysement des procès dans le cadre de certaines affaires, pensez-vous que la justice est rendue de manière sereine en Polynésie ?

“Ces demandes font partie du jeu des avocats et comme vous avez pu le constater, elles n’ont pas été suivies d’effet puisque la Cour de cassation a estimé que nous étions ici suffisamment impartiaux. Mais cette démarche des avocats ne me choque pas car c’est un droit dont ils disposent.”


Rédigé par Garance Colbert le Mercredi 22 Janvier 2020 à 19:33 | Lu 2027 fois