Tahiti Infos
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Quand on aime, on a toujours 20 ans…




Le soleil filtre à peine par l’espèce de vasistas qui tient lieu de fenêtre, le gars de la couchette du dessus dort encore, le veinard. Lui n’a pas fermé l’œil de la nuit. « 20 ans ! Putain, j’ai pris 20 ans ! ».
20 ans le chiffre magique : il y a 20 ans, il arrivait à Tahiti, jeune interne et fringant « VAT », Volontaire à l’Aide Technique et pas « Vacances à Tahiti », il avait bossé certes mais quelle époque merveilleuse, la fête, les vahine…Et puis retour en France pour y terminer ses études avec l’espoir de revenir plus tard pratiquer la médecine à Tahiti.
Pari réussi : Jean-Bernard était désormais chef du service d’Oncologie-Radiothérapie à l’hôpital du Ta’aone.

Six mois plus tôt…
Comme d’habitude, Jean-Bernard termine sa tournée des malades par la chambre de Herenui. Il l’aime bien cette petite et il a toujours un pincement au cœur en sachant qu’elle ne fêtera jamais ses 20 ans pourtant si proches. Depuis le temps, il devrait être blindé mais cette patiente a le don de l’émouvoir.
Il essaie d’arborer un sourire mais il n’a que des mauvaises nouvelles à lui annoncer.
- Les résultats ne sont pas bons, mais ne perds pas espoir, Herenui. 
- Taote, l'espoir est un mot qui ne fait plus partie de mon vocabulaire et depuis longtemps. 
- Mon petit, il ne faut pas dire ça, tu... 
- Arrête avec ta pitié, je suis en phase terminale ! je le sais et toi aussi, tu le sais. 
- Mais Herenui…. 
- J'ai trop mal ! Je veux que ça s’arrête !
Elle pleure, sanglote en se tordant de douleur. 
- Herenui, mon petit, pense à tes proches. 
- Mes proches ? Je n’ai plus de famille, je n'ai plus personne. Maman est morte et je n'avais qu'elle. 
- Je suis désolé, je ne savais pas. 
- Je suis fille unique, pas de père, il n’a pas assumé, ce lâche. Maman m'a élevée toute seule dans la dignité comme on dit. Mais elle est tombée malade, puis le chômage, la dépression...Quand on a diagnostiqué ma maladie incurable, c'était trop pour elle : elle m’a écrit une lettre d’excuses et a mis fin à ses jours. 
Le médecin veut répondre mais elle supplie en tentant d'attraper sa main. 
- Aide-moi à mourir ! 
- Je ne peux rien pour toi, je suis désolé, je vais te prescrire plus de morphine. 
Il sort, la tête basse, pendant qu'elle gémit. 
Quelques jours plus tard, une infirmière sort de la chambre et croise le médecin.
- Herenui souffre énormément, je lui ai posé une sonde, elle est si faible… 
Jean-Bernard va auprès de Herenui, lui prend le pouls.
- Je t’en supplie taote, aide-moi, j'ai tant de douleur dans mon corps et dans ma tête.
- La morphine n'agit plus, je sais... 
Il lui prend la main : 
- Je vais t’aider à partir, mais Herenui es-tu sûre d’être prête ? 
- Oui, je te demande seulement de me dire ces quelques mots pendant que tu me feras l'injection. 
Elle lui tend un petit papier dactylographié.
- C’est le moment de retrouver ta mère, commence-t-il à lire. Oui, Herenui, je te dirai tout ce que tu voudras.
- Merci taote.
Le lendemain, l’infirmière rentre dans la chambre, le médecin est près de Herenui. 
- Herenui a fini de souffrir.
 L'infirmière s'approche du lit et la regarde 
- Oui, taote, elle a l'air si sereine, presque souriante. 
Quelques heures plus tard, l'infirmière commence à enlever les draps et trouve un portable rose, celui de Herenui. Il est mode d’enregistrement, alors, elle regarde la vidéo : Herenui s'est filmée sur son lit d'hôpital, elle a l'air apeurée.
- J'étais si heureuse, j'avais enfin retrouvé mon père. Mais quand je lui ai dit qui j'étais, il a nié sa liaison avec Maman. Il s'est fâché le bon docteur, il m'a même menacée. J'ai si peur, je ne veux pas mourir, par pitié !
L'infirmière regarde vers le portique des perfusions puis à nouveau le portable : depuis le lit de Herenui, le médecin lui chuchote ces mots tout en lui faisant l'injection : « C'est le moment de retrouver ta mère, on ne saura jamais qui est ton père mais personne ne souffrira » …
Martine Guichard