Les déboires d’un écrivain qui ne verra pas sa pièce


Tahiti, le 11 août 2025 - Jean Rasther, Jean-Louis Therasse de son vrai nom, est enseignant en lettres, mais aussi écrivain. Alors qu’il vient de signer une nouvelle pièce, traduite en reo tahiti par Jacky Bryant, il doit quitter le territoire malgré sa reconnaissance de résidence. Explications.

 
C’est avec le goût âcre de l’inachevé que Jean Rasther, professeur de français et écrivain aux dix parutions, dont cinq consacrées à la Polynésie française, s’apprête à quitter le Fenua, un peu dans la précipitation. Alors qu’il vient de mettre la touche finale à sa dernière pièce de théâtre, Bounty Rhapsodie, et que de nombreux projets devaient l’accompagner, ce dernier doit partir enseigner en métropole, malgré une reconnaissance de CIMM (Centre des intérêts matériels et moraux) en Polynésie française délivrée par l’État, en faisant un fonctionnaire mis à disposition de la Polynésie française.
 
La pièce tout d’abord, issue des discussions qu’il a eues avec ses élèves du collège de Arue. Emportée par la plume, celle-ci était devenue trop compliquée à jouer pour des collégiens et a commencé à vivre sa propre vie, jusqu’à ce qu’elle tombe entre les mains de Tonio Mahea Lichtle, qui l’a fait suivre au premier adjoint de la mairie de Arue, Jacky Bryant, aussi connu pour son implication dans la culture locale.
 
Rapidement, pris par la trame, Jacky Bryant s’est mis en tête de la traduire, afin de la monter et de la présenter en reo avec la troupe de Minos au grand théâtre de la Maison de la culture. Elle devrait être présentée dans le second semestre 2026 et les répétitions devaient avoir lieu au collège de Arue, avec l’accord de sa principale.
 
L’histoire, “c’est celle de cet orateur polynésien qui a le pouvoir d’établir des liens entre passé et présent, entre la culture du XVIIIe siècle et celle du XXIe siècle”, explique Jean Rasther. “À travers ces récits, on revit en trois tableaux le voyage de la Bounty d’Angleterre jusqu’en Polynésie et elle promeut, en revisitant les personnages, l’amitié entre les peuples.”
 
Drôle, incorporant des thématiques profondes, la pièce se veut être un lien entre les cultures.
 
Après la publication de ‘Oviri, en lice pour le concours littéraire des Cinq continents, Jean Rasther était en joie de voir ce nouveau projet se concrétiser sur les planches. Une dédicace commune avec Jacky Bryant était même prévue à la librairie Odyssey le 11 octobre… mais c’est à ce moment que la machine administrative et le bon vouloir du ministre de l’Éducation, Ronny Teriipaia, ont grippé la machine.

“Le coup de massue”

Les projets de l’écrivain Jean Rasther se sont brutalement retrouvés contraints par la vie de Jean-Louis Thérasse. Enseignant en français depuis 1987, dont douze années en Polynésie (quatre ans à Paea, deux ans à Taravao, deux ans à Tipaerui, deux ans à Huahine et deux ans à Arue), Jean-Louis Therasse avait fini par faire reconnaître par l’État son CIMM au Fenua en mai dernier. Une démarche menée avec son épouse, Corinne Tempia, orthophoniste libérale, qui s’occupe de 70 patients sur la côte est.
 
Une décision aux conséquences assumées par le couple, qui n’a aucune attache matérielle dans l’Hexagone. En faisant reconnaître son CIMM, Jean-Louis Thérasse voulait tout simplement continuer à s’impliquer dans l’éducation des collégiens de Polynésie, tout en poursuivant ses écrits et ses collaborations culturelles, le tout en perdant le bénéfice des indemnités d’éloignement, les billets d’avion ou encore l’inscription à la Sécurité sociale.
 
Après deux ans au collège de Arue, il attendait donc du ministère de l’Éducation local la confirmation de son affectation dans la commune de Teura Iriti, ou son placement dans un autre collège, mais rien n’est arrivé et ce n’est que le 25 juillet que Jean-Louis Therasse recevait la mauvaise nouvelle. Malgré son CIMM, le ministre Teriipaia prenait la décision de remettre l’enseignant à disposition de l’Éducation nationale. “Un coup de massue” pour l’enseignant écrivain.
 
En un mois, il doit alors rendre son logement, vendre véhicules et meubles, pour tenter de trouver un pied-à-terre dans le bassin d’Arcachon, lieu de sa nouvelle affectation. Quant à son épouse, elle laisse sur le carreau 70 patients, dont certains autistes, alors que la spécialité d’orthophoniste est une denrée rare au Fenua.
 
Selon nos informations recueillies auprès des syndicats, le nombre d’enseignants ayant obtenu une reconnaissance de leur CIMM en Polynésie française, et malgré tout invités à quitter le territoire, serait entre cinq et dix cette année. Un chiffre qui n’a jamais été aussi élevé selon eux. Il est effectivement bien stipulé que “la reconnaissance ou le transfert du CIMM en Polynésie française n’emporte pas systématiquement l’affectation du fonctionnaire de l’État, sa mise à disposition auprès de la Polynésie française ou le renouvellement de celle-ci. Le ministère chargé de l’éducation de la Polynésie française reste libre de demander ou non au ministère de l’Éducation nationale la mise à disposition ou le renouvellement de la mise à disposition d’un fonctionnaire de l’État.” Comprendre, Ronny Teriipaia décide seul qui part, ou qui reste, sans même une once de justification.

Les syndicats s’inquiètent

Cette situation particulière se représente chaque année. Concernant la remise à disposition envers l’Éducation nationale d’enseignants couverts pourtant par la reconnaissance de leur CIMM, le ministère de l’Éducation, par un mail transféré par l’équipe de communication de la présidence, est resté assez vague, renvoyant même le problème au haut-commissariat. “Effectivement, l'affectation est de la seule prérogative du ministre”, nous écrit-on. “Mais l'attribution des CIMM est de la seule prérogative de l'État. L'État sait pertinemment qu'il y a un besoin de postes en maths, éco-gestion, histoire-géo, lettres et il continue à accorder des CIMM.” À croire que l’État le ferait même à dessein afin d’envahir la Polynésie.
 
Le comble pour ces enseignants, c’est qu’avec la reconnaissance du CIMM, ils perdent l’indemnité d’installation ainsi que les billets d’avion, puisqu’ils sont désormais considérés comme des enseignants polynésiens. Une situation d’ailleurs contre laquelle se battait encore récemment la députée Nicole Sanquer à l’Assemblée nationale. Ainsi en décide le ministre… Reprenez vos profs puisqu’il paraît que vous avez des besoins à combler et en plus, sans avoir à leur verser de prime d’installation.
 
Interrogé sur la question, Temarama Varney, secrétaire général du syndicat des enseignants de l'UNSA en Polynésie française, rappelait la règle : “Avoir un CIMM n’assure pas d’avoir une affectation en Polynésie française”. Mais il complète aussi : “Si le contractuel est renvoyé dans l’Hexagone, il faut que les postes qu’il pourrait occuper localement soient tous pourvus.”
 
Cette remise à disposition est donc tout à fait normale, même si le poste en question devait être repris par un enseignant venant de métropole sans autre velléité que d’y retourner deux ans plus tard, “ce qui est idiot, mais possible”, reprend le syndicaliste qui dénonce au passage la “lenteur des réponses” concernant ces postes. Il se souvient surtout que “les ministres précédents accordaient des postes aux enseignants détenteurs de CIMM”, mais que “c’est à la seule décision du ministre de le faire”. “Nous avons eu écho d’un nombre plus élevé de personnes ayant obtenu leur CIMM et qui se sont pourtant vu refuser un poste”, conclut-il, déplorant que ces dernières ne soient pas parties au contentieux devant la juridiction administrative pour faire valoir leur droit. 
 
Derrière la mésaventure de ce professeur de français et écrivain, qui se mettait au service de la culture locale, d’autres enseignants seraient dans le même cas.

Le CIMM en quelques points

Le centre des intérêts matériels et moraux (CIMM) peut être défini comme l’attachement à un territoire où l’agent concentre l’essentiel de ses intérêts personnels, et le cas échéant professionnels, qui peut varier dans le temps.
 
Les dispositions introduites par la loi n°2017-256 du 28 février 2017 relative à l’égalité outre-mer, érigent le centre des intérêts matériels et moraux en priorité légale d’affectation pour tous les fonctionnaires de l’État.
 
Lorsque leur centre des intérêts matériels et moraux est reconnu ou transféré en Polynésie française, les fonctionnaires de l’État peuvent solliciter une nouvelle affectation sur ce territoire moins de deux ans après l’avoir quitté. Ils sont alors mis à disposition auprès de la Polynésie française pour une durée de trois ans renouvelable sans limitation par périodes de trois ans, ou sont affectés dans un service déconcentré de l’État sans limitation de durée.
 
La reconnaissance ou le transfert du CIMM en Polynésie française n’emporte pas systématiquement l’affectation du fonctionnaire de l’État, sa mise à disposition auprès de la Polynésie française ou le renouvellement de celle-ci.
 
Le ministère chargé de l’éducation de la Polynésie française reste libre de demander ou non au ministère de l’Éducation nationale la mise à disposition ou le renouvellement de la mise à disposition d’un fonctionnaire de l’État.
 
La reconnaissance du CIMM en Polynésie française entraîne des conséquences non négligeables : fin du versement des indemnités d’éloignement (IE) ; fin du bénéfice de l’indemnité de remboursement partiel des loyers (IRPL) ; bascule du régime d’allocations familiales métropolitain vers celui de la CPS.
 
Le tribunal administratif de Papeete, dans son avis n°2003-08 du 16 février 2004, précise sur ce point : “Les autorités de la Polynésie française ne disposent d’aucune compétence pour assurer l’application du décret n°96-1026 du 26 novembre 1996. Il ne leur appartient donc ni de vérifier, ni de se prononcer sur la localisation du centre des intérêts moraux et matériels d’un agent de l’État.”
 
Les décisions de reconnaissance du CIMM en Polynésie française sont prises soit pour une durée de validité de six ans, soit, sous conditions, pour une durée illimitée.
 

Rédigé par Bertrand PREVOST le Lundi 11 Aout 2025 à 21:00 | Lu 5526 fois