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L'étrange cas d'un syndrome de Diogène à Papeete


Ceci n'est pas une décharge sauvage mais tous les objets accumulés depuis le début de l'année par le propriétaire du terrain. Il souffre d'une forme extrême d'accumulation compulsive, un trouble du comportement difficile à soigner. À l'intérieur de la maison, la couche de sacs poubelles atteint les deux mètres de haut !
Ceci n'est pas une décharge sauvage mais tous les objets accumulés depuis le début de l'année par le propriétaire du terrain. Il souffre d'une forme extrême d'accumulation compulsive, un trouble du comportement difficile à soigner. À l'intérieur de la maison, la couche de sacs poubelles atteint les deux mètres de haut !
PAPEETE, le 12 novembre 2018 - Un cas de syndrome de Diogène sème le trouble dans un quartier de Papeete. Un terrain est envahi par une épaisse couche de déchets, avec le propriétaire des lieux qui vit en plein milieu des sacs poubelles... Et qui refuse obstinément de nettoyer le terrain. Un psychiatre nous confirme qu'il est probablement victime d'un trouble du comportement assez rare, la syllogomanie ou syndrome de Diogène. Ceux qui en souffrent accumulent compulsivement des objets, sans jamais pouvoir les jeter.

Ça fait 20 ans que les quartiers Patutoa et Puea, à Papeete, s'accomodent d'un voisin très particulier. Les automobilistes qui passent ne peuvent pas manquer de remarquer ce terrain rempli de sacs poubelles, comme une décharge sauvage en pleine ville. Au milieu des déchets, les quatre murs d'une maison en ruine. C'est là que vit monsieur W., propriétaire des lieux.

Nous lui avons demandé s'il pouvait nous expliquer sa situation. Il a poliment refusé, expliquant qu'il avait d'abord certains litiges à régler, mais qu'il nous raconterait son histoire plus tard. C'est un vieux monsieur à la barbe blanche, habillé en haillons mais au regard fier.

On imagine que ses litiges concernent ses voisins. L'un d'eux nous assure subir toute une série de nuisances à cause de cette accumulation de pehu : "c'est insupportable, ça pue ! Tous les jours il en rajoute, c'est devenu une décharge en pleine ville. Les rats et les cafards pullulent. Quand ça empeste trop on appelle la police, mais ils ne peuvent rien faire. Et encore là, ce n'est rien. Avant que la mairie n'intervienne l'année dernière c'était bien pire, il y avait une couche de deux mètres de déchets sur tout le terrain !"

"La mairie ne peut rien faire, il est chez lui"

En effet, face à l'état d'insalubrité du logement et aux débuts d'incendies qui s'y déclarent régulièrement, la mairie est intervenue avec la police fin 2017. Les riverains nous racontent qu'il aura fallu deux semaines de travail aux équipes de la mairie, avec un camion-poubelle, pour tout nettoyer. "Après, c'était nickel. Pour éviter qu'il revienne la mairie a coupé l'eau, sa famille a un mis un cadenas sur le terrain pour l'empêcher d'entrer, et il a même été interné. Mais dès qu'il a été libéré, il a coupé le cadenas et il est revenu s'installer. Depuis, tous les jours il repart en tournée en ville pour collecter ses plastiques et ses canettes. Il fait son tri, prend ce qui lui plait... Mais il n'en fait rien après, il les accumule, il dort dedans. La mairie ne veut plus venir, ils disent qu'ils ne peuvent rien faire, il est chez lui ! Et si la police essaie de lui parler, il s'énerve."

Les anciens du quartier assurent que cet étrange comportement a commencé il y a 20 ans : "Il y a eu un incendie qui a détruit la maison. Son frère était à l'intérieur et a été victime des flammes... Un terrible drame. Il est ensuite revenu s'installer, et c'est là qu'il a commencé à accumuler les déchets."

Si monsieur W. peut sembler excentrique, tous les voisins s'accordent pour dire qu'il ne présente aucun danger. Surtout, le docteur Géraud, psychiatre au CHPF, y voit tous les symptômes d'un syndrome de Diogène. Il s'agit d'un trouble du comportement rare et difficile à soigner (voir interview). Monsieur W. doit donc avant tout être considéré comme victime d'une maladie, et ce cas doit être traité avec la plus grande bienveillance.

Docteur Christian Géraud, psychiatre, chef du service psychiatrie du CHPF

"Ce ne sont pas des gens qu'il faut accabler en public, qu'il faut attaquer en justice, qu'il faut déposséder. Ce sont des malades qu'il faut soigner !"

Que pensez-vous de ce cas à Papeete ?

Je ne connais pas cette personne. Après, de ce qu'on en voit sur les photos et de ce que vous racontez, ça ressemble fortement à ce qu'on appelle couramment un syndrome de Diogène, et qu'en psychiatrie on appelle une syllogomanie. C'est un syndrome d'accumulation d'objets divers, pas forcément des détritus. Ce sont souvent des journaux et des prospectus, mais les gens en envahissent leur maison. Et quand je dis envahissent, c'est du sol au plafond ! Ils ne se réservent que de tous petits espaces pour circuler, tout le reste est envahi par des vieux papiers, des cartons, des prospectus et des objets divers.

Et à un stade plus grave, ils ne se contentent plus de les entasser en piles, ils en jonchent aussi le sol, du jardin et de la maison. Et donc ils finissent par marcher sur des couches épaisses de détritus ! Là-dedans ils finissent par ne plus savoir ce qu'ils ont jeté et ce qu'ils voulaient garder. On y retrouve aussi des animaux morts ! Un jour en allant vider une maison dans cet état-là, on a trouvé toute une portée de chatons crevés.

Que peut faire la psychiatrie pour ces personnes ?
Les psychiatres interviennent peu. Les faits se découvrent toujours quand le voisinage finit par s'adresser à la mairie, aux services sociaux, à cause des nuisances, de l'envahissement de rats, des odeurs nauséabondes... Et donc parfois les maires décident d'intervenir. Mais ils se heurtent à des gens qui refusent l'accès à leur maison et à leur jardin, y compris violemment. Mais les services sociaux ne peuvent pas entrer de force chez les gens, bien entendu. Donc il faut faire appel à la force publique. Ensuite tout vider est très long parce qu'il y en a beaucoup, les employés municipaux y vont à reculons évidemment, puisque c'est une infection... J'ai eu l'occasion de visiter un appartement qui avait été vidé entièrement, et c'était encore une infection des semaines après.

Vous avez déjà rencontré des cas de syndrome de Diogène à Tahiti ?
Pas à Tahiti, mais j'en ai connu un dans mon exercice en métropole. Ce n'est pas fréquent, heureusement, mais quand ça arrive on s'en souvient ! Et souvent ça va de pair avec une absence d'hygiène corporelle. Ces gens mettent les mêmes vêtements du 1er janvier au 31 décembre, nuit et jour, sans jamais les laver. Et ils ne se lavent jamais eux-mêmes. Mais ils ne se reconnaissent absolument pas malades.

Mais justement, sont-ils malades ?
Pour les psychiatres ils sont malades. C'est à la frontière entre plusieurs syndromes. D'abord les troubles obsessionnels compulsifs, cette incapacité à jeter, cette sorte de collectionnisme. Mais l'absence de reconnaissance du trouble, le manque d'hygiène corporelle, le déni de la réalité, là on est du côté de la psychose. C'est vraiment à la frontière entre les deux.

Sauf que si on traite uniquement le côté obsessionnel, ça ne marche pas. Et si on les traite comme des psychotiques en leur donnant des neuroleptiques par exemple, ça ne marche pas non plus. Donc on est assez démunis sur le plan thérapeutique. D'autant que l'on se heurte non-seulement au déni, mais à l'hostilité même. Quand ils finissent par arriver chez nous, c'est généralement sous contrainte. Parfois à la demande de la famille, plus souvent à la demande du préfet, ou du haut-commissaire ici. Ils nous disent "mais pourquoi vous me gardez, je n'ai rien ! Vous m'avez déjà enlevé toutes mes collections, tout ce à quoi je tiens." Ils se considèrent comme des victimes ! Donc ce sont des prises en charges sur des années et des années, sinon on n'arrive à rien. Et si on les renvoie chez eux sans obligation de suivi, tout recommence.

Du coup quelle est la réponse appropriée ? Faut-il les laisser vivre leur vie et poser des pièges à rats tout autour ?
Non, il faut nettoyer. Les maires sont démunis face à ça, donc c'est plutôt à l'autorité administrative d'intervenir. Mais saisir la maison n'est pas non plus une solution : où le malade va-t-il aller ? Il va se retrouver à la rue, il va se trouver un dessous de pont quelque part et il va recommencer.

Non, pour nous c'est pathologique et ça mérite un traitement. Sauf que comme la personne ne se voit pas malade, elle refuse de se faire soigner. La seule solution c'est l'injection, une l'hospitalisation sous contrainte avec un traitement intramusculaire tous les mois ou tous les trois mois. Comme ça on arrive à les maintenir... On ne les a pas guéris, mais on les a soignés et ça leur permet de vivre une vie correcte. On abrase les symptômes et le trouble est enkysté, il est dans un coin. Mais dès qu'ils arrêtent les traitements, ça flambe de nouveau.

On pourrait penser que puisqu'ils ne font de mal à personne, ne pourrait-on pas les laisser vivre leur vie en paix ?
C'est ignorer leur propre souffrance. Ces personnes-là, ce ne sont pas des gens qu'il faut vouer aux Gémonies (NDLR : accabler en public), qu'il faut attaquer en justice, qu'il faut déposséder. Ce sont des malades qu'il faut soigner ! Ils ne seront pas d'accord de toute façon, donc il faut déclencher les soins même contre leur grès. Ensuite c'est notre boulot d'essayer de nouer une alliance avec notre patient, même si on n'y arrive pas toujours.

Comment devient-on victime de ce syndrome ? Un traumatisme ? Les drogues ?
Parfois on retrouve un traumatisme initial, mais pas toujours. Et les drogues ne jouent absolument aucun rôle. En fait les cas sont tellement rares que les études épidémiologiques se contredisent. Certaines études disent qu'il y a deux fois plus de femmes que d'hommes, d'autres disent qu'il y a plus d'homme... Donc la vérité c'est qu'on n'en sait rien.

Dans l'unité de psychiatrie du CHPF, vous avez des patients traités contre leur grès ?
Oui, beaucoup. J'ai récemment fait une étude, et c'est trois-quarts des patients qui sont là contre leur grès. En Polynésie, l'énorme problème c'est le cannabis et de plus en plus l'ice, malheuresement, qui est encore pire. Ce sont des psychoses, y compris toxico-induites. Ces drogues font exploser les maladies mentales, c'est catastrophique. On les reçoit ici, on les remet sur pied en quelques mois. Quand ils sont stabilisés, qu'ils n'entendent plus de voix dans leurs têtes qui leur disent d'agresser le voisin, qu'ils n'ont plus de tūpāpa'u qui les réveillent la nuit... On se dit ok, le traitement fonctionne, on les laisse sortir.

Mais un jour, malgré tous nos avertissements ils se remettent à fumer du paka. Il faut savoir que pharmacologiquement, le paka annihile l'efficacité de nos médicaments. Donc on les voit revenir tout cassés, amenés par leur famille ou les gendarmes, et il faut recommencer.

Combien de personnes passent par votre service ?
Dans mon service, nous avons 27 lits, mais j'ai toujours plus de patients. Je suis monté jusqu'à 37 patients... Donc ce n'est pas idéal mais on peut accueillir un syndrome de Diogène.

Rédigé par Jacques Franc de Ferrière le Lundi 12 Novembre 2018 à 19:00 | Lu 8548 fois