Tahiti Infos

Cécile, ancienne malade de la lèpre : "Mes parents m'ont mise de côté"


Cécile, 79 ans est arrivée à Orofara, en 1960. Elle a contracté la maladie, alors qu'elle n'avait que 19 ans.
Cécile, 79 ans est arrivée à Orofara, en 1960. Elle a contracté la maladie, alors qu'elle n'avait que 19 ans.
MAHINA, le 23 janvier 2018 - Cécile Lucas vit à Orofara. Cette ancienne lépreuse garde des séquelles de la maladie. Elle a accepté de nous ouvrir les portes de son intimité pour nous raconter le long chemin qu'elle a parcouru pour combattre la maladie. Aujourd'hui, quatre anciens malades vivent encore à Orofara.

La journée mondiale des lépreux se tiendra ce dimanche 28 janvier. En Polynésie, on compte dix personnes qui sont encore sous traitement, selon le médecin Lam N'Guyen, responsable du service des maladies infectieuses.

Cependant, un site a bien marqué l'histoire du pays, il s'agit du village de Orofara, à Mahina, où plus personne n'est porteur de la maladie aujourd'hui. Il reste encore parmi les villageois, quatre anciens lépreux. Agnès, Teiki, Céline et Cécile côtoient tous les jours, les habitants, des enfants d'anciens malades décédés ou bien des personnes qui sont venues s'installer à Orofara. Une cohabitation pas toujours évidente, due aux modes de vie différents, mais chacun vaque à ses occupations.

Dans une petite maison jaune, au centre du village, on retrouve Cécile Lucas, 79 ans. Cette ancienne malade vit seule aujourd'hui, son mari – ancien représentant de Orofara – est décédé en 1990 et leur fille est institutrice à la Presqu'île. Cécile est arrivée à Orofara en 1960. Elle avait contracté la maladie alors qu'elle n'avait que 19 ans. "J'avais des plaques sur moi. Mes parents m'ont emmenée chez le médecin qui pensait que j'avais un problème urticaire. Donc, il m'a donnée des traitements, et ça n'a pas marché. Ensuite, j'ai pris des médicaments traditionnels et chinois, et rien ne fonctionnait. Un jour, mon papa a voulu que je parte en Amérique pour poursuivre mes études et apprendre l'anglais. À mon arrivée là-bas, en 1958, je suis allée à l'école et au bout d'un certain temps, mes jambes ont commencé à enfler et je dormais mal la nuit, il y avait comme quelque chose qui tirait en moi. On m'a emmenée voir le docteur. Il a fait des prélèvements et c'est là qu'on a su que j'avais contracté la maladie", raconte-t-elle.


"JE NE POUVAIS PAS M’ASSEOIR N'IMPORTE OÙ"

Depuis qu'elle a su qu'elle avait la lèpre, ses rêves se sont effondrés, et sa vie a complètement changé.

Durant un an, la jeune femme a suivi un traitement aux États-Unis, avant de revenir au fenua. Et c'est là que les choses se sont compliquées. "À la maison, mes parents m'ont mise de côté. Je ne pouvais pas m'asseoir n'importe où. Sur ma chaise, il y avait mon nom et personne ne pouvait s'asseoir dessus, pareil pour ma vaisselle. Quand j'allais dans la chambre de mes parents, je devais m'asseoir par terre", se rappelle Cécile.

La jeune femme se sentait de plus en plus seule, et son seul repère était son médecin. "Il m'a demandée à plusieurs reprises d'aller à Orofara, mais j'ai toujours refusé. Jusqu'au jour où il m'a dit qu'on pouvait sortir du village pour aller voir nos proches. J'ai donc accepté".

La jeune femme commença une nouvelle vie avec les autres malades, "ils étaient plus de 80". Un milieu où elle a réussi à s'adapter rapidement. "J'avais l'impression d'être chez moi".

Plus les jours passaient, plus la jeune femme voulait revoir sa famille. Un jour, elle acheta un ananas et un coco pour ses parents, "parce que ma maman aimait bien faire le mā'a tahiti". Mais sa joie a été de courte durée, puisque "mes parents ont mis de côté le coco que j'avais acheté et ils sont allés en acheter un autre au magasin. Quant à l'ananas, personne ne l'a touché". Déçue par ces réactions, Cécile n'avait qu'une seule hâte : rentrer à Orofara. Surtout que rien n'avait changé à la maison, "personne ne me parlait et je restais dans mon coin. Ils ne venaient même pas me voir à Orofara."

Petit à petit, les marques de la maladie commençaient à apparaître. Les doigts de Cécile se repliaient petit à petit. "Ça a touché mes mains et mes jambes, ça a commencé sur la main droite et je perdais la force de mes mains".

Aujourd'hui, Cécile garde les séquelles de la maladie.
Aujourd'hui, Cécile garde les séquelles de la maladie.

"JE NE RESSENS RIEN"

La bactérie détruit les nerfs, et les malades ne sentent plus rien au niveau des mains, des pieds et du visage pour certains.

Cécile se rappelle même s'être brûlée à plusieurs reprises, sans s'en rendre compte. "Quand je fais la cuisine et que je prends la casserole, eh bien je me brûle. Mais je ne vois que trois jours après, avec l'apparition des ampoules. Même sous mes pieds, si je me pique, il faut que l'aiguille ou l'objet s'enfonce, pour que je ressente la douleur, sinon, je ne sens rien."

Et des anecdotes comme celles-ci, Cécile en a entendu plusieurs. "Durant la préparation du four tahitien, les gros cailloux étaient placés de côté. Il y avait un malade qui était venu s'asseoir dessus, sans savoir que ce caillou sortait du four. Vu qu'il ne sentait rien, eh bien, il s'est brûlé", raconte-t-elle avec le sourire.

"Si les nerfs sont détruits eh bien, toutes les parties qui sont innervées sont mal nourries et elles dépérissent avec le temps. Les muscles vont perdre leur tonicité, les tendons vont être abîmés, les doigts vont se plier et les os vont se déminéraliser", explique taote Lam N'Guyen, responsable de la consultation spécialisée en maladies infectieuses et tropicales.

Insensibles à la douleur, les lépreux ne sentent pas quand ils se brûlent.
Insensibles à la douleur, les lépreux ne sentent pas quand ils se brûlent.

LE REGARD DES AUTRES N'EST PAS FACILE À SUPPORTER

Au sein du village, il y avait un représentant, qui s'appelait Camille Lucas. Ancien lépreux, Camille a eu la chance de n'avoir eu aucune séquelle de la maladie. Ce dernier s'est marié avec Cécile, quelques temps plus tard. Ensemble, ils ont eu une fille. "Ma fille n'a pas été atteinte par la maladie. Mon mari l'emmenait à Malardé pour faire des analyses et elle n'avait rien", indique la mère de famille. Aujourd'hui, Cécile a quatre petits-enfants qui font son bonheur, même si elle préfère vivre seule à Orofara. "De temps en temps, je vais voir ma fille."

Complètement guérie, Cécile garde néanmoins les séquelles de la maladie. "Les gens ne m'approchent pas, mais ils me regardent d'un drôle d'air. Aujourd'hui, certes, je n'ai plus de traitement à prendre, mais je ne vais pas n'importe où, parce que je ne sais pas comment les gens vont réagir", explique-t-elle.

De nos jours, la lèpre est une maladie qui peut être éliminée totalement, "si on la détecte tôt". Le traitement dure, en général entre six mois et deux ans. En 2017, cinq nouveaux cas ont été détectés au fenua

Quatre anciens malades de la lèpre vivent encore à Orofara.
Quatre anciens malades de la lèpre vivent encore à Orofara.

Cécile Lucas, 79 ans
Ancienne malade


"J'aimerai bien qu'on nous respecte"

"J'aime bien ici (Orofara, NDLR), mais ce n'est plus comme avant. Il n'y a aucun respect. S'il n'y avait pas notre association, on ne sait pas ce qu'on serait devenus. Notre présidente fait tout pour nous. Elle fait en sorte de demander de l'aide pour refaire nos maison vétustes. Lorsque le président était venu une fois dans notre village, il nous avait dit qu'on allait refaire nos maisons. Jusqu'à aujourd'hui, nous en sommes toujours au même stade. Je remercie toutes celles et ceux qui travaillent pour nous, et ça me fait mal au cœur de voir comment la mentalité a changé, il n'y a plus de respect. J'aimerai bien qu'on nous respecte et qu'on n'oublie pas l'histoire de ce village."


Papa Teiki, 78 ans
Ancien malade

"J'avais peur parce que certains n'avaient plus d'œil"


"Lorsque je suis arrivé à Orofara, en 1938, j'avais peur parce que certains n'avaient plus d'œil, leurs visages étaient déformés… Je me suis échappé et j'ai couru jusqu'à Papenoo, mais le gardien m'a poursuivi avec un vélo et il a réussi à me rattraper. Je ne voulais pas rester ici, j'avais peur. J'avais l'impression qu'il y avait des fantômes ici. On m'avait ensuite expliqué la maladie. J'ai perdu beaucoup de mes amis. Aujourd'hui, on doit se débrouiller pour vivre. À l'époque, on nous fournissait notre nourriture, nos vêtements… Maintenant, tout a changé."


Eric Maihuri, 48 ans
Fils de malades

"Les enfants ne venaient pas avec nous "


"Mes parents étaient lépreux, ils avaient les mains repliés, pareils sur les pieds. Ils avaient du mal à marcher. Ils ont eu sept enfants et aucun de nous n'a eu la maladie. Nous avons été suivis par l'Institut Malardé. Quand nous allions à l'école, les enfants ne venaient pas avec nous, ils disaient qu'on était des lépreux et qu'on pouvait leur donner la maladie. Alors qu'on était tous normaux pourtant. Avant, j'avais honte de mes parents parce qu'ils avaient des déformations au niveau des mains et des pieds. J'avais honte du regard des autres, quand on sortait. Mais, j'ai accepté leur différence par la suite. Nous avons toujours été comme une famille, ici, à Orofara. Beaucoup de malades faisaient de la sculpture, ils étaient doués, malgré leur déformation. Il ne faut plus avoir peur de cette maladie. Elle n'existe plus ici à Orofara."


Jacques Raynal
Ministre de la Santé

"Le village avait une entité particulière"


"En 1987, 1988 et 1989, j'étais médecin en santé publique et j'ai exercé au dispensaire de Mahina, Orofara et Papenoo. Et j'allais deux fois par semaine à Orofara. Il y avait encore des lépreux, mais il y avait surtout des séquelles, ce qu'on appelle des lépreux blanchis, c'est-à-dire qu'ils ne prenaient plus de médicaments pour lutter contre la maladie. Mais, ils étaient suivis pour des séquelles de lèpre. Orofara était le reflet de la façon dont on prenait en charge, dans les débuts du XXème siècle, la lèpre en isolant les malades, parce qu'on n'avait pas de traitement à l'époque. Le village avait une entité particulière, il avait un chef qui était désigné et avec qui on échangeait, et ce village appartenait à la Santé publique qui le gérait. Et les lépreux avaient leurs maisons et il n'y avait pas vraiment de propriétaires.

L'ambiance était calme, les lépreux étaient âgés entre 50 et 70 ans. Par contre, ils travaillaient. Ils faisaient de l'artisanat et les bus touristiques s'arrêtaient pour acheter des choses qui étaient fabriquées en bois. Souvent, il y avait une peur ancestrales de la lèpre, mais il n'y avait pas de risque majeur, puisque les patients n'étaient plus porteurs du bacille.
"



Docteur Lam Nguyen
Responsable de la consultation spécialisée en maladies infectieuses et tropicales

"La lèpre donne des taches sur la peau"


"La lèpre est une bactérie qui te détruit les nerfs, or le corps a besoin des nerfs pour nourrir ses organes, notamment la peau et toute la trophicité de la peau et des poils. La lèpre est devenue rare. On a une prévalence qui est assez faible, on a 0,36 pour 100 000 habitants. Depuis dix ans, on oscille entre deux à huit cas par an. C'est un bas niveau, mais ça persiste toujours, et on n'arrive pas à l'éliminer complètement. Ce qui veut dire qu'il y a une circulation à bas bruit de cette bactérie dans la population et ça continue à contaminer des gens, même si c'est faible, ça continue.

Ca s'attrape en contact fréquent et durable avec quelqu'un qui a la lèpre et qui excrète la bactérie soit par son nez et la bouche ou soit par des contacts. Par exemple, s'il y a des enfants qui jouent parterre et qu'il y a quelqu'un qui a la lèpre et qui éternue, eh bien la bactérie se dépose sur le sol. Et si on a des plaies, eh bien, la bactérie rentre dans les plaies. Ce n'est pas une voie très fréquente, mais elle est possible.

En général, ça s'attrape parce qu'on est à côté des personnes qui ont la lèpre. Quand ils éternuent, ça fait des gouttelettes et si la personne inhale, eh bien, la bacille rentre dans le corps, et elle va se fixer au niveau des nerfs périphériques, et elle te détruit les nerfs.

Mais curieusement, les premiers signes sont dermatologiques, donc cutanés. En général, la lèpre donne des taches sur la peau, qui ne grattent pas et qui ne font pas mal. Donc, si tu as une tache sur la peau qui est insensible, eh bien, penses à la lèpre et vas consulter. Une lésion insensible doit faire penser à la lèpre. Tu pinces dessus et tu ne sens rien, ni le froid, ni le chaud… Toutes les lésions insensibles ne viennent pas forcément de la lèpre, mais il faut y penser en premier lieu. Des fois, ce sont des manifestations neurologiques pures, on a des fourmillements, des picotements sans aucune raison. Dans ce cas-là, il faut aller consulter immédiatement un neurologue pour savoir si ce n'est pas la lèpre. Quelques fois, la lèpre peut ne pas donner de signes cutanés, mais des signes neurologiques.

La transmission intrafamiliale existe, mais ce n'est pas génétique. Ce n'est pas parce que les parents l'ont que les enfants l'ont forcément. Évidemment, si on vit sous le même toit, ça peut se transmettre aux enfants, c'est une transmission bactérienne, transmissible par les gênes, et à ce sujet-là, la lèpre peut être transmise par la mère à son enfant, c'est peu fréquent, mais c'est possible. Mais, ce n'est pas, encore une fois congénital ou génétique.
En 2014, on a détecté la lèpre chez un enfant de 7 ans. En 2012, on a eu un autre enfant de 9 ans. Et un enfant de 10 ans, l'année précédente. Ces enfants sont totalement guéris aujourd'hui.

Actuellement, il y a deux pays au monde qui sont les plus touchés : le Brésil et l'Inde. Dans le Pacifique, il y a quelques années, il y avait les États fédérés de Micronésie, les Kiribati et les îles Marshall.
"


"En général, la lèpre donne des taches sur la peau, qui ne grattent pas et qui ne font pas mal", décrit taote Lam N'Guyen.
"En général, la lèpre donne des taches sur la peau, qui ne grattent pas et qui ne font pas mal", décrit taote Lam N'Guyen.


le Mardi 23 Janvier 2018 à 19:00 | Lu 16241 fois