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Carnet de voyage : Jean-Baptiste Onésime Dutrou-Bornier, “roi” controversé de l’île de Pâques


L’un des rares portraits de Dutrou-Bornier, au regard aussi acéré que celui d’un oiseau  de proie.
L’un des rares portraits de Dutrou-Bornier, au regard aussi acéré que celui d’un oiseau de proie.
ILE DE PÂQUES, le 6 octobre 2016. Du Français Jean-Baptiste Onésime Dutrou-Bornier (1834-1876), on aura tout dit et tout écrit : le pire comme le meilleur… Qui était donc cet aventurier qui se conféra l’autorité d’un roi à l’île de Pâques, qui en chassa les missionnaires et qui mourut bien mystérieusement ? Chute malencontreuse de cheval ou règlement de compte ? Si les écrits les plus récents présentent Dutrou-Bornier en audacieux aventurier, nous préférons le ranger dans la catégorie des entrepreneurs sans scrupules, capables de tout, y compris du pire, pour asseoir leur pouvoir et faire fortune.

Comment un obscur provincial français, fils de notaire, né le 19 novembre 1834 à Montmorillon, dans le département de la Vienne, parvint-il à devenir, en 1870, âgé seulement de 35 ans, "roi de Pâques" ? Dutrou-Bornier fait partie de ces personnages de légende, qui ont sillonné le Pacifique Sud au XIXe siècle et qui se sont forgé des destins à la seule force de leur volonté, de leur ambition et de leur culot monstre.

Pour notre “héros du jour”, l'histoire commença en réalité en 1866, lorsqu'il quitta Bordeaux à la barre d'un voilier, le Tampico, en tant que capitaine chargé de convoyer des marchandises à Tahiti. Jusque-là, Dutrou-Bornier n'avait guère fait parler de lui, sinon en quittant la maison familiale et l'étude de son père à 14 ans, pour devenir marin. Il fit plus tard la guerre en Crimée, en tant que canonnier, et se maria le 10 mai 1862, avec une pianiste parisienne, Marie Valentine Foulon (dont il eut un fils, Georges Augustin René, l'année suivante).

Condamné à mort à Lima

En 1866, tout bascule, car il devient propriétaire à 50 % d’un beau trois mâts, le Tampico, avec lequel il est bien décidé à conquérir le monde. De fait, fort de son association avec un fieffé alcoolique au passé très trouble, il abandonne sans un regard femme et enfant, happé par son destin. L'associé en question, Bruzend, prend la poudre d’escampette en cours de route, au large du Chili.

Dutrou-Bornier est seul à la barre. Il en est ravi, mais l'histoire aurait pu tourner court pour lui très vite, puisque lors de son escale à Lima, arrêté à la place de Bruzend pour trafic d'armes avec l’Espagne (alors en guerre contre le Pérou) et condamné à mort, il ne doit la vie qu'à une intervention du consul de France Edmond de Lesseps ; libéré, il ne traîne pas et embarque immédiatement pour Tahiti, trop content d'échapper à ses geôliers.

Arrivé à Papeete, il sait briller dans la petite société coloniale locale et se voit chargé de recruter du personnel dans les îles de la région, pour les plantations polynésiennes. Sur place, il trouve une compagne, Moo Otare (à qui il fera d'ailleurs une fille, Marthe Jeanne, née à bord du Tampico alors que Dutrou allait s’installer à Rapa Nui).

Un zélé catholique…

Ses navigations à partir de Tahiti l'amèneront à l'île de Pâques (il y déposera les missionnaires picpuciens Gaspard Zumbohm et Théodore Escolan en 1866) ; il y reviendra en 1867 pour embaucher de la main d’œuvre, puis s'y installera en 1868 avec un projet bien précis : bâtir un empire à sa mesure, tout en “oubliant” ses créanciers, car il était bigrement endetté. Mais pour régner sur l’île, il le sait, il doit faire patte de velours quelques mois, le temps de rassurer les missionnaires catholiques, présents depuis 1864…

De fait, il se comportera, sur place, en bon catholique, ne manquant jamais une messe et collaborant activement aux projets des missionnaires : rassemblement de toute la population à Hanga Roa, création d’un Conseil d’Etat qu’il présidera, création d’un Tribunal de police, etc.

Installé à Mataveri, la partie nord-ouest de l'actuelle piste de l’aéroport, il commence à acheter à vil prix des terres aux Pascuans vivants sur l'île, terriblement dépeuplée. Puis il recrute une équipe d'hommes de main, dont, à partir de 1868, des ouailles des missionnaires (ce qui déplaît souverainement à ces derniers). Fort de l'importance qu'il a prise et de son désir d’être le seul patron de Rapa Nui, il se heurte très vite frontalement aux prêtres de la mission catholique ; eux lui reprochent sa vie de débauché, sa violence permanente et ses menaces (qu’il met souvent à exécution !).

Face à cette hostilité déclarée, Dutrou harcèle les religieux, au point de déclencher une véritable guerre, avec des armes à feu, des pillages, des incendies criminels, des victimes parmi les Pascuans, allant même jusqu’à tirer au canon sur Hanga Roa, où sont rassemblées religieux et convertis épouvantés ! Le zélé pratiquant a tombé le masque…

Un mariage avec une “reine”

Le but de Dutrou est alors clair, se rendre seul maître de toute l'île pour y faire un élevage de moutons à grande échelle, en se débarrassant de la mission qui est propriétaire de plus de 600 hectares de terres, coupant les siennes en deux parcelles séparées. Une femme pascuane, déjà en couple semble-t-il, Koreta (de son vrai nom Pua Koreta Akurenga, de la tribu Tupahotu), semblait avoir quelques origines "royales". Il n’en fallut pas plus au Français pour la choisir, la proclamer reine, l'épouser, alors qu'il est légalement déjà marié en France (sa compagne Tahitienne étant décédée, peut-être lors d'un trajet en mer entre Tahiti et Rapa Nui) et s’accorder, par cette alliance douteuse, les mêmes droits qu’un roi.

Le conflit avec la mission empira et devint tel que les prêtres, sur ordre de leur évêque à Papeete, Tepano Jaussen, décidèrent d’évacuer l’île avec la population convertie ; Dutrou-Bornier gardera 175 personnes environ, certaines par la force, car son exploitation ne pouvait se passer de main d'œuvre.

Une mort subite très suspecte

Son associé à Tahiti, un Ecossais du nom de John Brander, redoutable homme d'affaires, récupéra le plus possible de Pascuans exilés pour les faire travailler dans ses plantations de Tahiti, de manière brutale et indigne, les autres étant placés sous la protection de Tepano Jaussen.

Alors que les Rapanui semblent condamnés aux pires travaux, à Tahiti comme dans leur île, le 6 août 1876, la mort subite de Dutrou-Bornier (qui n'a pas pu faire accepter par Paris un protectorat français pour son île) sonne la fin du despote et le retour à un peu plus de calme, même s'il fallut un siècle aux Pascuans pour vraiment recouvrer tous leurs droits.

Pour certains (ce que répètera en boucle la reine Koreta), Dutrou est tombé accidentellement de cheval ; pour d’autres, des indigènes lui auraient réglé son compte, fatigués de ses excès et caprices (voir notre encadré).

Signalons que la tombe de Dutrou¬Bornier se trouve à Mataveri, chez les carabineros ; l'un d'eux, très gentiment, nous a aidé à désherber le site où le "roi" français aurait été enterré la tête en bas, en signe de mépris, par ses sujets révoltés…

Textes : Daniel Pardon

La tombe du “roi” de Pâques, à Mataveri, dans la caserne des carabineros. La tradition rapporte que les Pascuans l’ont enterré la tête en bas, pour marquer leur mépris du tyran (photo DP).
La tombe du “roi” de Pâques, à Mataveri, dans la caserne des carabineros. La tradition rapporte que les Pascuans l’ont enterré la tête en bas, pour marquer leur mépris du tyran (photo DP).

Les dates de la vie de Dutrou-Bornier

-19 novembre 1834 : naissance de Jean-Baptiste Onésime Dutrou-Bornier à Montmorillon (Vienne) ; son père, clerc de notaire, deviendra notaire deux ans plus tard.
- 1848 : 1er embarquement de Dutrou-Bornier au Havre (il a 14 ans).
- 10 mai 1862 : mariage de D-B à Paris, avec une professeur de piano, Marie-Valentine Foulon, 28 ans.
- 8 juillet 1863 : naissance du premier fils de D-B, Georges Augustin René (son père est alors en mer).
- 1866 : à crédit, D-B rachète des parts dans un navire de commerce, le Tampico, trois-mâts de 213 tonneaux en partance pour Tahiti (prix des parts : 30 000 francs)
-13 août 1866 : arrivée de D-B à Tahiti, à bord du Tampico, en provenance du Pérou
-6 novembre 1866 : D-B découvre l’île de Pâques avec deux missionnaires à son bord.
-début 1867 : D-B commence des activités de recrutement, voire de traite, aux Tuamotu et aux îles Gilbert, pour le compte de la plantation de Stewart, à Atimaono.
- courant 1867 : D-B effectue un second passage à l’île de Pâques pour y recruter de la main d’œuvre. Il en profite pour acheter une terre.
-décembre 1867 : D-B vend le Tampico à l’armateur John Brander ; il achète un bateau plus petit, l’Aorai.
-28 février 1868 : l’Aorai chargé de matériaux, D-B quitte Tahiti pour l’île de Pâques où il est décidé à s’installer. Il emmène avec lui sa compagne, Moo Otare, originaire de Moorea, qui lui donnera une fille, Marthe Jeanne, quelques jours avant d’aborder à Rapa Nui.
-8 avril 1868 : D-B débarque à l’île de Pâques, dans la baie d’Hanga Roa. L’aventure du “roi de Pâques” commence…
-mai 1868 : l’Aorai est drossé à la côte, D-B perd son bateau, mais sauve l’essentiel des équipements -et ses armes.
-fin mai 1868 : création d’un Conseil d’Etat sur l’île, présidé par D-B, avec le père Gaspard Zumbohm, de la Mission catholique, pour secrétaire général. Dans la foulée, un Tribunal de police est créé et les habitants de l’île sont regroupés à Hanga Roa, autour de la mission.
-3 août 1868 : D-B achète plus de 700 hectares dans le secteur actuel de Mataveri.
-5 octobre 1868 : D-B valide les achats de terres des missionnaires et ceux de ses compagnons amenés avec lui de Tahiti.
-1er novembre 1868 : escale du navire anglais HMS Topaze. L’équipage charge 2 moai, dont, le 7 novembre, la superbe Hoa Hakananai'a, statue de basalte d’Orongo (conservée au British Museum).
-avril 1869 : D-B effectue un voyage à Tahiti pour y charger des animaux et du matériel destinés à sa plantation.
-mi-1869 : début des hostilités avec la Mission catholique. D-B a besoin de main d’œuvre pour ses projets agricoles et il se sert parmi les ouailles de la mission, profitant des querelles internes opposant les religieux entre eux. Le Conseil d’Etat est dissout dès 1869. La guerre sera totale pendant plus de deux années.
-1869 : D-B se met en couple avec une jeune Pascuane, Koreta, descendante d’un roi de l’île, qui doit lui donner sa légitimité en tant que maître des lieux et “roi” de Pâques.
-1870 : le navire-école chilien O’Higgins fait escale à Rapa Nui. Les vues du Chili sur cette île sont une évidence et D-B, plus que jamais, revendique ses droits. La compagne de D-B à Pâques, la reine Koreta, arbore le drapeau français sur sa résidence de Mataveri.
-4 avril 1871 : l’évêque de Tahiti, Tepano Jaussen, demande aux missionnaires de quitter l’île face aux dangers qui les menacent à cause de D-B et de se réfugier aux Gambier.
-juin 1871 : le navire de la maison Brander, le Sir John Burgoyne, quitte Rapa Nui avec les missionnaires, leurs ouailles et des travailleurs pour la plantation Brander. D-B reste alors à l’île avec 175 Pascuans.
- fin août 1871 : D-B quitte Rapa Nui, avec de la main d’œuvre pascuane pour Tahiti. D-B va acheter des moutons en Australie et transformer, en association avec Brander, l’île en un vaste élevage.
-2 mars 1872 : D-B, via la reine Koreta et le chef d’Anakena, demande le protectorat français sur l’île.
-29 juin 1872 : le gouvernement français refuse d’étendre son protectorat sur l’île de Pâques, tout en demandant à D-B de temporiser en attendant une période plus propice.
- 8 juin 1875 : D-B débarque à Tahiti à bord de la goélette qu’il a lui-même fait construire à l’île de Pâques, l’Indiaman, pour ne plus être tributaire de navires dont il ne maîtrisait pas les rotations.
- 1875-1876 : jusqu’à sa mort, D-B ne cessa de demander à la France d’étendre son protectorat sur “son” île.
-4 janvier 1876 : la France décline, une nouvelle fois, la demande de protectorat.
-6août 1876 : cette date est celle fournie par Koreta pour la mort de D-B, qu’elle qualifie d’accidentelle. Ivre, il aurait fait une chute de cheval.
-1878 : une enquête faite par des officiers français arrive à la conclusion que D-B est bien mort le 6 août 1876. Sa veuve, Koreta, craint les bateaux de la maison Brander, qui avait annoncé que le décès de D-B avait eu lieu en novembre 1876, pour des raisons de contrats liant Brander à D-B. Pour tout savoir sur cette mort, il eut fallu sortir Koreta et ses deux filles de l’île, où la reine demeurait muette sur beaucoup de points, visiblement obligée de garder le silence…
La reine Koreta recevant une délégation française du navire de guerre Le Seignelay, en avril 1877. Selon elle, son mari est mort d’une chute accidentelle. Rien d’autre ne filtra…
La reine Koreta recevant une délégation française du navire de guerre Le Seignelay, en avril 1877. Selon elle, son mari est mort d’une chute accidentelle. Rien d’autre ne filtra…

Accident ou meurtre ?

La vie dissolue de Dutrou-Bornier sur son île, entre alcool et infidélités faites à sa compagne Koreta, a été prétexte à bien des rumeurs. Si la version officielle de sa mort est une chute accidentelle de cheval, beaucoup pensent qu’un mari humilié ou que des employés maltraités (le personnage était d’une rare brutalité) a pu décider de lui régler son compte une bonne fois pour toutes.
Dutrou, en faisant le vide autour de lui (les missionnaires, puis son personnel européen) était devenu un tyran sans rivaux, certes, mais aussi un homme seul face à plus de cent Pascuans.
La thèse de sa mise en terre tête en bas, pour le punir, est encore très fortement soutenue à l’île et le souvenir qu’il a laissé est loin de faire l’unanimité.
Sans doute une exhumation et une autopsie permettraient-elles de lever le voile qui pèse encore sur la fin du dictateur français, avide d’argent et peu regardant sur les moyens de faire fortune…

A lire

-Dutrou-Bornier, le capitaine français de l’île de Pâques ; de Jacques et Corinne Raybaud (Collection Mémoire du Pacifique, 2013).

-Le roi de Pâques, de Bob Putigny (Editions Le Motu, 1994)

Monseigneur Tepano Jaussen, évêque de Tahiti, qui avait autorité sur la mission catholique de l’île de Pâques et qui demanda son évacuation face aux dangers que Dutrou-Bornier faisait courir à ceux qui n’acceptaient pas de vivre sous son joug.
Monseigneur Tepano Jaussen, évêque de Tahiti, qui avait autorité sur la mission catholique de l’île de Pâques et qui demanda son évacuation face aux dangers que Dutrou-Bornier faisait courir à ceux qui n’acceptaient pas de vivre sous son joug.

Aidé de Dutrou-Bornier, l’équipage du navire anglais HMS Topaze  enleva deux moai de l’île dont, le 7 novembre 1868, la superbe Hoa Hakananai'a, statue de basalte d’Orongo (conservée au British Museum).
Aidé de Dutrou-Bornier, l’équipage du navire anglais HMS Topaze enleva deux moai de l’île dont, le 7 novembre 1868, la superbe Hoa Hakananai'a, statue de basalte d’Orongo (conservée au British Museum).

Dutrou-Bornier avait certes réussi à créer une entreprise prospère à Rapa Nui ; mais à quel prix ? Il avait largement contribué à vider l’île, et n’a marqué aucun respect pour la culture pascuane, sinon en faisant reconnaître l’autorité de la “reine” Koreta, parce que cela lui donna les pleins pouvoirs.
Dutrou-Bornier avait certes réussi à créer une entreprise prospère à Rapa Nui ; mais à quel prix ? Il avait largement contribué à vider l’île, et n’a marqué aucun respect pour la culture pascuane, sinon en faisant reconnaître l’autorité de la “reine” Koreta, parce que cela lui donna les pleins pouvoirs.

Rédigé par Daniel PARDON le Jeudi 6 Octobre 2016 à 16:04 | Lu 4602 fois
           



Commentaires

1.Posté par Nuutania le 07/10/2016 07:39 | Alerter
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Des esclavagistes! Voilà comment la FRANCE a gagné ses territoires. La même tragique histoire s'est répété tout au long du I au XXI Siècle, ailleurs comme ici. Les colons sont arrivé arnaque les gens et puis demandent, comme l'a fait Dutrou toute sa vie, à l'état de saisir un territoire pour leur compte personnel et ainsi indirectement pour l'état qui, par un moyen ou un autre, s'assurait de l'annexion de ce territoire. Par la volonté de ses colons et leur avidité, l'état français participe au vol d'un pays.
Tiens voilà le John Brander qui a fait fortune ici de manière absolument infecte. C'est pas moi qui le dit, c'est l'article!
Bon weekend aux enfants de colons qui n'ont rien à redire à la situation. Ils infectent le pays avec leur peur alors qu'ils vivent dans les draps et l'argenterie payés avec le sang du peuple Mā'ohi!
Bisous tātou mei'a mā!