Carnet de voyage - James F. O’Connell, découvreur de Nan Madol


La porte d’entrée de la salle où O’Connell donnait son spectacle au cirque Barnum, racontant ses aventures dans les Mers du Sud et exhibant ses tatouages.
Destination la lointaine Micronésie, autrefois l’archipel des îles Carolines, et plus précisément Ponhpei (ex Ponapei) où vécu cinq années, d’abord prisonnier, ensuite parfaitement intégré, un marin chasseur de baleines ; c’est à lui que l’on doit sinon la découverte, du moins la révélation au monde occidental de la prodigieuse cité de Nan Madol…

Petit cours de géographie avant d’entamer les aventures de James F. O’Connell ; les îles Carolines, ainsi nommées par l’amiral Francisco Lazeano en 1686, en hommage à Charles II d’Espagne, font bel et bien partie de l’Océanie mais sont situées de l’autre côté de l’équateur (7° de latitude nord). Elles sont formées de 963 îles, pour une superficie de seulement 1 165 km2 (1 042 km2 pour la seule île de Tahiti). Administrativement, elles sont scindées en deux Etats, la Micronésie à l’est (avec pour îles principales Yap, Chuuk, Kosrae et Pohnpei) et les Palaos à l’ouest, regroupant une quinzaine d’îles peuplées.

Plus concrètement, on les situera, visuellement sur un globe terrestre, au nord de la Papouasie Nouvelle-Guinée et très au sud du Japon.

Le « tatoué des Carolines »

Mais revenons à notre jeune baleinier, qui a laissé son nom dans l’histoire, la petite histoire certes, comme « l’homme tatoué des Carolines », qui s’exhiba au cirque Barnum après bien des aventures et mésaventures dans le vaste Pacifique.

Il vit le jour à Dublin, le 10 novembre 1808. Son père très occupé, sa mère, actrice dans un cirque, il passa peu de temps avec eux et fut confié à un oncle vivant à Londres. Oncle qui avait d’autres chats à fouetter qu’à s’occuper de son neveu ; c’est ainsi que James prit ses aises à Depford, sur les quais de la Tamise ; à force d’y traîner, il fréquenta des marins, se lia avec le capitaine Salmon commandant le « Phoenix » à bord duquel il devint garçon de cabine. Le navire fut mobilisé pour le transport en Australie de deux cents « ladies » comme les appela O’Connell, entendez des femmes condamnées à l’exil, au bagne de Botany Bay, à l’autre bout du monde. Le jeune James n’avait demandé à personne l’autorisation d’embarquer, il poursuivit ainsi sa route de jeune adulte sans plus avoir de contacts avec sa famille…

Neuf mois chez des « Abos »

James ne repartit pas de Botany Bay et trouva, en 1822 à s’embarquer sur un baleinier commandé par le fameux capitaine Dillon, le « Cape Packet », propriété d’un ancien bagnard, Mr. Haynes. A l’époque, rares étaient les baleiniers à s’aventurer au nord de l’Australie. L’expédition se solda par un naufrage et O’Connell séjourna neuf mois au milieu d’une tribu d’Aborigènes très primitifs, volontiers cannibales. Récupéré par un navire croisant dans ces eaux, il fut ramené à Sydney avec le statut d’évadé du bagne, tant il est vrai que personne ne crut un instant qu’il était un marin rescapé d’un vrai naufrage.

En 1826, il trouva à s’embarquer sur le baleinier « John Bull », capitaine Backus (le bien nommé). La première étape, après quatre mois de mer, fut Bay of Islands sur la côte est de la Nouvelle-Zélande, où le bateau se vit confier un missionnaire avec sa femme et sa fille, charge à Backus de les déposer aux îles Carolines, en fonction de sa navigation.

Naufrage aux Carolines

O’Connell débarquant aux îles Carolines (gravure figurant dans la biographie publiée en 1845). On le voit danser sa fameuse gigue, sous le regard de ses cinq autres compagnons d’infortune.
Après huit mois de campagne de pêche, les cales pleines d’huile de baleine, le bateau, à une journée seulement des Carolines, heurta un récif et coula. Le capitaine, comme à son habitude, était complètement saoul. Tout l’équipage se réfugia sur les baleinières ; dans celle de James se trouvaient cinq marins et la femme et la fille du missionnaire. Le mauvais temps sépara la flottille. Deux jours et trois nuits de chaleur torride et de froid pénétrant eurent raison des deux femmes.

Le lendemain, après avoir jeté à la mer les deux corps, les six rescapés de la barque touchaient terre. Des centaines d’indigènes les y attendaient. La barque pillée, les marins déshabillés furent amenés au village pour être examinés. Autour d’eux, on parlait beaucoup ; mais que disait-on ? Allait-on les tuer ? Les manger ? Dans le doute et lassé d’attendre, James O’Connell décida de tenter quelque chose contre l’avis de ses camarades : se mettant debout, James entama une danse, une gigue irlandaise, qui fascina les indigènes. Après sa prestation, les naufragés furent entourés avec attention et respect.

C’est parce qu’il savait danser et qu’il aimait le faire que le naufragé irlandais sut séduire les habitants de Ponhpei.

Tatouée et…marié !

Quatre jours plus tard, d’autres pirogues arrivèrent et les chefs se partagèrent les prisonniers, James se retrouvant avec George Keenan, un camarade, dans une nouvelle tribu. Le jour même de leur arrivée, six femmes vinrent les trouver dans une hutte pour les tatouer ; James subit le traitement en serrant les dents tandis que son compagnon hurlait et jurait. Le tatouage des deux hommes dura en fait huit jours mais il leur fallut un mois pour reprendre des forces après un tel traitement. Récupérant, Georges fit une flûte en bambou et bricola un violon archaïque tandis que James composait de la musique comme il le pouvait.

Quelques jours passèrent, les deux hommes furent à nouveau appelés à participer à une grande fête, d’autant que les indigènes tenaient désormais en grande estime ces étrangers musiciens et danseurs. Une femme, Laowai, vint effectuer de nouveaux tatouages sur James, qui ne comprit que plus tard que la fête et ces tatouages signifiaient qu’il était marié en bonne et due forme à la tatoueuse, en l’espèce la fille du chef, Ahoundell-a-Nutt, roi de l’île de Nutt, le chef le plus puissant de l’archipel baptisé par les natifs Bonabee selon James (Pohnpei aujourd’hui). Notre jeune Irlandais vivait sous le même toit que son beau-père qui lui donna deux noms : le sien, Ahoundell et celui de Jem Aorche (Jim le chef).

Suspicieux, malgré la parfaite entente entre tous, le beau-père se refusait à laisser James circuler seul d’île en île, lui décrivant ses voisins comme de terribles cannibales.

Le « Machu Picchu » du Pacifique

Plus d’un an après leur arrivée, ils reçurent la visite de quatre de leurs anciens compagnons d’infortune ; l’idée de prendre le large les tenaillait mais leur tentative fut vaine et finalement, si Laowni se montra ravie de retrouver son mari sain et sauf après une capture rocambolesque par les troupes du grand chef et beau-père, il n’en demeure pas moins que Georges et James se virent coincés deux ans à Nutt, sans réellement pouvoir en sortir.

Finalement, après ce temps de pénitence, ils purent naviguer d’île en île, les tatouages de James leur servant de cartes de visite. Partout où ils allèrent, ils furent reçus à bras ouverts. Et c’est en cabotant ainsi qu’un jour James et son camarade découvrirent la plus grande ville perdue d’Océanie, le Machu Picchu du Pacifique, la fabuleuse cité de Nan Madol.

Cité tabu et esprits malfaisants

Exploration de Nan Madol en mars 1896 ; le site abandonné est considéré comme « tapu » par les insulaires de la région qui, aujourd’hui encore, répugnent à y venir, le croyant hanté.
James y pénétra en pirogue avec son ami Georges et un indigène. A marée haute, stupéfait par le spectacle s’offrant à eux, les deux Européens se faufilèrent entre les murs cyclopéens de la ville oubliée, tandis que leur accompagnateur semblait terrorisé. Quand ils purent accoster, ils ne se firent pas prier pour visiter ces ruines, le Micronésien demeurant tétanisé dans le frêle esquif, parlant d’une cité tabu et du refuge d’esprits malfaisants. James et Georges ne se laissèrent pas impressionner et revinrent plusieurs fois de suite à Nan Madol qui ne portait pas encore ce nom à ce moment-là, les indigènes appelant la ville fantôme « Animan ».

Quant aux anciens habitants, personnes ne put rien en dire à James pour qui il était évident que ce n’était pas les Micronésiens avec lesquels il vivait, compte tenu de leur technologie peu avancée, qui avaient pu bâtir ce qu’il surnomma « la Venise du Pacifique ».

Personne ne crut le bonimenteur

O’Connell note que les pierres allongées ayant servi à bâtir la cité mesuraient de deux à dix pieds de long et de un à huit pieds en largeur. Les deux explorateurs multiplièrent les visites, mais O’Connell avoua qu’il ne trouva jamais aucun signe hiéroglyphique, aucune inscription, aucune pierre gravée pouvant lui donner la moindre indication sur le passé de ce site. Les empilements de pierres, des orgues basaltiques, étaient en parfait état dans beaucoup de secteurs de la ville, mais très endommagés dans d’autres.

Lassé d’explorer un site qui ne leur donnait aucune clé de lecture, O’Connell finit par avouer que sa femme et sa maison lui manquaient ; cela le décida à rentrer à Nutt retrouver les siens, ou du moins ceux qu’ils considéraient désormais comme tels.
Plus tard, après un très laborieux retour à la « civilisation », sa découverte passa relativement inaperçue, même s’il en fit état sur deux pages dans sa courte biographie publiée en 1845. Pour vivre, il exhibait alors ses tatouages et racontait ses aventures au sein du cirque Barnum, personne, bien sûr, ne croyant une seule seconde à son histoire de cité oubliée…

Ni archéologue, ni anthropologue, O’Connell ne mesura jamais, en réalité, l’importance de sa découverte et ne sut jamais non plus mettre à profit cette découverte fortuite.

Textes : Daniel Pardon. Photos : DR

Nan Madol, capitale de la dynastie Chaudeleur

La découverte de Nan Madol est entièrement due à la sérendipité, c’est-à-dire à un heureux hasard ; quant à son découvreur, il n’avait pas la carrure d’un Hiram Bingham devant le Machu Picchu, ce qui fait que le brave O’Connell ne fut pas pris au sérieux lorsqu’il révéla sa trouvaille au monde ; il est vrai qu’un énergumène se produisant dans un cirque ne pouvait avoir mis au jour une pièce majeure du puzzle des civilisations perdues. Et pourtant, Nan Madol, bien plus tard, fut reconnue à sa juste valeur, même si les Micronésiens d’aujourd’hui continuent à juger le site « tabu ». Un gouverneur allemand y mena, en 1907, des fouilles dans le secteur funéraire de l’îlot de Nan Douwas, mais sa mort subite, due à une insolation, ne fit localement que confirmer le poids de la malédiction pesant sur le site.

Des orgues basaltiques

Les orgues basaltiques sont des formations naturelles de la lave refroidie. Les spécialistes estiment que Nan Madol fut abandonnée vers 1680. Exactement à la même époque, la carrière de moai de Rapa Nui, à des milliers de kilomètres de là, était, elle aussi, abandonnée.
Que sait-on des bâtisseurs de Nan Madol dont l’énergie n’a rien à envier à celle des sculpteurs de moai de Rapa Nui ? La zone de Nan Madol aurait été occupée dès le IIe siècle après Jésus-Christ, mais c’est sans doute au XIe siècle que débutèrent les grands travaux de cette capitale hors normes. La lave basaltique se refroidissant parfois en formant des prismes (de 5 à 8 faces) fournit l’ossature de la cité. Ses fondations sont de coraux et de pierres mêlés.

On ne sait comment, des milliers de ces orgues basaltiques furent amenées sur place (la ou les carrières d’origine étant mal définies, probablement de l’autre côté de Ponhpei), sans doute sur des radeaux, pour être ensuite patiemment empilées, croisées, assemblées un peu comme les rondins d’un chalet du grand nord canadien.

Des décennies de travail

La population de la région était estimée à 30 000 personnes, ce qui signifie que pendant des générations, ces Micronésiens se consacrèrent essentiellement à bâtir leur grandiose capitale, organisée en 92 îlots artificiels posés sur le lagon de l’île de Temwen, face à Ponhpei. Entre ces îlots, on ne pouvait circuler qu’en pirogue. Ces îles avaient des fonctions précises, réservées aux soldats, aux prêtres, aux serviteurs, aux chefs, aux morts, aux femmes, etc. De cette organisation sociale sophistiquée, de ce peuple, des raisons qui l’ont amené à bâtir un tel ensemble, on ne sait que peu de choses. Le site artificiel forme un rectangle de 1,5 km de long sur 0,5 km de large. Il n’y avait ni eau ni nourriture, tout étant amené à la classe dirigeante occupant la cité par les populations des alentours.

Cette image donne une idée de la hauteur de certains édifices de Nan Madol. Les pièces de basalte pesant souvent plusieurs tonnes, on imagine les efforts de cette petite communauté insulaire pour réussir à bâtir cette capitale.

Abandonnée mystérieusement

La dynastie qui régna sur Nan Madol est appelée la dynastie des Saudeleur, littéralement « Seigneurs de Deleur » (Deleur étant un des anciens noms de l’île de Temwen).

Du XIIe au XVIe siècle, la Venise du Pacifique fut bâtie et vécut son âge d’or avant d’être abandonnée pour des raisons que l’on ignore. Quant au nom de Nan Madol, il signifierait espaces, intervalles et désignerait les canaux de la cité. Si 25 à 30 000 personnes vivaient autour de la capitale micronésienne, seul un millier de notables et leurs serviteurs y vivaient à temps plein.
Sur les îles artificielles faites de pierres et de coraux, les anciens habitants ont empilé sans mortier ni ciment des dizaines de milliers de tonnes de basalte pour édifier leur cité « lacustre ».

Le site

Pour lire la biographie rédigée par O’Connell lui-même :
http://publicdomainreview.org/collections/the-life-and-adventures-of-james-f-oconnell-the-tattooed-man-1845/

Un plan de Nan Madol, avec ses différents îlots, ses quartiers et ses voies navigables. Longueur : 1,5 km.

Rédigé par Daniel PARDON le Jeudi 20 Juillet 2017 à 15:50 | Lu 1877 fois