Tahiti Infos

Littérature maorie : surmonter le poids des traditions par amour


Littérature maorie : surmonter le poids des traditions par amour
PAPEETE, le 20 janvier 2017 - Retour sur le premier roman de l’illustre auteur maorie Patricia Grace, Mutuwhenua, La lune dort, édité en 1978 et traduit en 2012 par Au vent des îles, où elle aborde le sujet délicat de l’union mixte entre Ripeka et Graeme, jeune pakeha. Un ouvrage profondément émouvant et réaliste, qui exalte le lien invisible de l’amour par-delà le poids des cultures, surmontant les obstacles d’un ordre établi, coûte que coûte.

Si l’on se réfère au contexte dans lequel Patricia Grace publia son premier roman Mutuwhenua, La lune dort en 1978 — le premier d’une longue série largement saluée par la critique et portée par un lectorat concerné toujours plus nombreux, par-delà même les frontières du "pays au long nuage blanc" —, elle sonne le glas d’un acte littéraire profondément engagé à défendre les valeurs identitaires et culturelles maories, sur fond de quête personnelle, communautaire et amoureuse. Car pas facile d’aimer, d’épouser et de s’installer avec un pakeha (néo-zélandais d’origine anglo-saxonne) lorsque l’on est une jeune maorie issue d’un clan profondément ancré dans le respect des traditions.

"Mes premières années s’étaient déroulées dans l’étreinte d’un groupe et de son amour, et dans l’étreinte d’une terre et de son amour — car j’ai toujours su que la terre peut aimer les siens et j’ai toujours compris les liens de réciprocité entre les gens et la terre. Mais il n’est pas facile de se satisfaire de tout ce qui est familier et protégé. Ma vie d’avant Graeme ne me suffisait pas, mais le courage de la transformer m’avait manqué."

Un amour impossible

Tel est le succinct résumé du dilemme douloureux auquel est confronté la jeune Ripeka (qui préfère d’ailleurs se faire appeler Linda, premier signe de clivage ethnique et culturel), issue d’une famille maorie à la longue tradition ancrée sur le respect des valeurs ancestrales, envers la terre, d’abord et la famille, ensuite. C’est pourquoi, lorsqu’elle tombe éperdument amoureuse d’un jeune pakeha au point de vouloir l’épouser et vivre avec lui, les rapports à sa famille se compliquent. Notamment vis-à-vis de son père, figure autoritaire et très « à cheval » sur les traditions, mais surtout, de sa grand-mère paternelle, Nanny Ripeka, farouchement opposée à cette union mixte, au regard de l’abandon des traditions que cela impliquerait.
"Parce que vous autres les jeunes (…), vous gaspillez notre sang. Vous voulez nous affaiblir. Ces vieilles choses que je te raconte, vous voulez qu’elles deviennent plus rien."

Passion ou tradition : un choix douloureux

C’est donc en cherchant l’émancipation sociale et familiale que Linda va se confronter à ce qui est de plus maori en elle : les fondamentaux de son identité et de son appartenance, considérations dépassant le cadre individuel et personnel. Alors que le passé colonial de l’archipel entache encore les rapports entre les maoris et les occidentaux, il n’est pourtant pas rare que des unions naissent entre ces deux peuples, qui tentent aujourd’hui de cohabiter harmonieusement, après avoir officiellement enterré la hache de guerre qui causa tant de dégâts au cours des deux derniers siècles. Une intention pacifique pas toujours réaliste, mise à l’épreuve de la complexité des liens transculturels au regard de l’Histoire, auxquels se rajoute le poids de l’appartenance à la famille, au clan et à la terre, sacrée dans la tradition maorie.

Avec le parcours des protagonistes, personnages attendrissants comme souvent sous la plume de Patricia Grace, c’est bien une société morcelée et déchirée par le passé colonial qui rythme le récit, mettant à rude épreuve le côté conservateur des anciens. Sans jugement ni didactisme, mais plutôt grâce à la mythologie maorie et à la part de mystère qui plane toujours au-dessus de ses traditions, l’auteur nous plonge au cœur des convictions souvent ambivalentes entre deux cultures qui se côtoient sans forcément se voir, qui pensent s’intégrer l’une à l’autre tout en se rejetant, consciemment ou non.

La voie du cœur : un parcours semé d’embûches

Si le dilemme est de taille pour Ripeka, elle décide tout de même de suivre son cœur et de s’installer avec Graeme en périphérie urbaine de Wellington, bien loin du calme de sa campagne d’origine. Mais comment s’acclimater à ce nouveau mode de vie, si diamétralement opposé au sien ? Comment intégrer les traditions au quotidien, sans les renier, tout en les partageant avec un pakeha ?
"Il n’y avait aucune lumière, car c’était la nuit de Mutuwhenua, lorsque la lune est cachée, lorsque la lune descend dormir sous terre. Et dans l’obscurité, mes pensées s’embrouillaient."

C’est un récit plein de contrastes que livre ici Patricia Grace : entre la lumière et l’obscurité, entre l’amour et la haine, entre les anciens et les jeunes, entre la modernité urbaine et l’impassibilité de l’arrière-pays, pétrit de traditions et empreint de spiritualité. Ainsi, elle ouvre la voie à une littérature puissante, porteuse d’un message fort et d’une revendication quasi-politique, identitaire et culturelle à l’heure où les peuples natifs revendiquent leurs terres et la reconnaissance de leur civilisation comme telle. Patricia Grace pose donc la première pierre d’un édifice littéraire, mais pas que, à l’aube de la renaissance de la culture maorie du XXIe siècle. Son œuvre sera récompensée par le prix Neustadt (dit aussi le "Petit Nobel") en 2008 et l’auteur a reçu l’équivalent de l’Ordre du Mérite néo-zélandais en 2007.

En savoir plus

Mutuwhenua, La lune dort, Patricia Grace, traduit par Jean Anderson et France Grenaudier-Klijn, Editions Au vent des îles, 2 250 Fcfp.

Plus d’informations sur l’ouvrage
Découvrez un extrait

Rédigé par Au Vent des îles le Vendredi 20 Janvier 2017 à 09:00 | Lu 1702 fois