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Un tribunal pour mettre de l'ordre dans les affaires de terre


PAPEETE, 23 septembre 2014 - Deux magistrats de la direction des Affaires civiles et du sceau du ministère de la Justice effectuent une mission d’une semaine pour réaliser un état des lieux de la problématique et des particularités des affaires foncières en Polynésie française, dans la perspective de l’installation d’un tribunal foncier.

Dans la loi organique, le principe est prévu par l’article 58 : celui d’"un collège d'experts composé de personnalités ayant acquis une compétence particulière en matière foncière", constitué par délibération de l’APF et visant à offrir à "l'assemblée générale des magistrats de la cour d'appel des personnes qualifiées en matière de propriété foncière pour y être agréées comme assesseurs aux tribunaux statuant en matière foncière ou comme experts judiciaires".

L’ébauche d’un tribunal foncier était ainsi posée dans le statut d’autonomie de la Polynésie française dès 2004 ; mais dix ans après, le dispositif n’est toujours pas mis en place, faute de texte d’application. Peut-être aussi la conséquence en Polynésie de 9 ans d'instabilité institutionnelle.

Mais les choses avancent. Au niveau parlementaire, un projet de loi "balai" visant la modernisation du droit des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, y consacre l’article 14 bis de son titre VII. Ce projet de loi sera soumis à l’avis des députés mi octobre prochain. Restera ensuite à l’Etat, la décision d’allouer des crédits pour le fonctionnement de ce tribunal foncier. Et cela ne sera évoqué au mieux que lors des débats de la loi de finance 2015, voire 2016.

"Le plus gros obstacle est effectivement la prise en charge financière" reconnaissait Edouard Fritch, en février dernier. A minima, l’Etat doit trouver les ressources nécessaires pour faire fonctionner ce tribunal qui devrait être composé de deux magistrats, appuyés par le travail d'assesseurs puisés dans les spécialistes locaux des affaires foncières.

Les litiges fonciers en Polynésie française prennent racine au 19e siècle, à l’époque des tomite, bien avant l’entrée en vigueur du Code civil dans cette collectivité du Pacifique.

A l’origine, les terres étaient la propriété de familles voire de chefferies. Leur gestion, collective, était le fait de particularités locales aux Tuamotu, aux Marquises, à Tahiti et Moorea. Seule constante, les terres n’étaient confiées aux individus que provisoirement et en fonction d’un besoin. Le concept de "propriété privée" est arrivé ensuite et s'est superposé à cette situation culturelle antique.

"Quadrupler les moyens"

C’est pourtant aujourd’hui très souvent à l'aune de cette base antique que les titres de propriété sont analysés, même lorsque plusieurs actes de vente, échanges ou partage ont été passés depuis lors. D’où l’importance des précisions généalogiques. Elles-mêmes compliquées par les erreurs de transcription ou les approximations de l'état civil.

En matière de terre, la confusion est une source de conflits en Polynésie française.

Face à ce problème, déjà en 1996 une Commission de conciliation obligatoire en matière foncière (CCOMF) avait été créée pour mettre en forme les dossiers et chercher une solution de conciliation entre les parties. Mais les statistiques judiciaires démontrent son impuissance face à cette mission.

Le nombre de dossiers en stock, au Palais de justice de Papeete parle de lui-même. En décembre 2013, 900 dossiers étaient en cours devant la Chambre des terres du tribunal de première instance de Papeete et ses sections détachées des îles Sous-Le-Vent et des îles Marquises avec 2 à 3 ans de procédure. Au 1er janvier 2014, l’âge moyen du stock de 1325 affaires dont était saisie la cour d’appel de Papeete voisinait les 20 mois en raison du fort impact sur cette donnée de l’âge moyen des affaires de terre (33 mois) principal pourvoyeur d’activité judiciaire au Palais de justice de Papeete.
"Si on voulait épuiser ce stock, il nous faudrait 20 ans", estime la députée Maina Sage, compte tenu des centaines de dossiers gérés par la CCOMF, et non encore transmis aux tribunaux. "Il nous faudrait quadrupler les moyens pendant au moins cinq ans pour évacuer le gros du stock en cours et retrouver un niveau d’activité abordable".

C'est ce qui a poussé les députés polynésiens à demander l'amendement du code de l’organisation judiciaire pour en supprimer la CCOMF et y substituer un Groupement d’intérêt public (GIP) avec la fonction opérationnelle de reconstituer les titres de propriété et de mettre de la lumière dans la confusion des situations polynésiennes. En réunissant des informations éparpillées entre la Direction des affaires foncières, le tribunal de Papeete, le greffe, les mairies, et chez les notaires. Avec l'objectif de pouvoir écrire plus facilement l'histoire de chaque terre et permettre ainsi de présenter en justice un dossier complet et fiable, facilitant le jugement dévolu au tribunal foncier.

Un tel groupement existe en Corse depuis 2007, le Girtec. Son implantation en Polynésie doit être décidée par Paris. En attendant, les missionnaires de la Chancellerie ne pourront que constater cette semaine la grande confusion qui règne sur les questions de terre, en Polynésie française. Puisse leur rapport ouvrir la voie à de vraies solutions.

"Je crois qu’il faut être très prudent sur les délais" (Maina Sage)

La députée Tahoera’a Huira’atira Maina Sagea a pris le relai d’Edouard Fritch dans le suivi du travail parlementaire pour la création en Polynésie française d’un tribunal foncier et des aménagements du code civil tenant compte des particularités locales, en matière d’affaires de terre.

Où en est-on de la création d’un Tribunal foncier en Polynésie française ?

Maina Sage : Lorsqu’il était député, en février dernier, Edouard Fritch a déposé une série d’amendements devant la commission des lois de l'Assemblée nationale, afin d’améliorer l’efficacité de l’organisation judiciaire en supprimant la CCOMF, en créant un tribunal foncier avec des moyens dédiés et en proposant la création d’un groupement d’intérêt public, type Girtec, pour faciliter la constitution des dossiers, qui représente l’essentiel des délais d’instruction.
A cela s’ajoute, aussi la proposition pour modifier sur le fond le Code civil. Tous ces amendements sont fondés sur la jurisprudence qu’utilisent les juges pour faciliter les sorties d’indivision.
Lorsque ces amendements ont été étudiés en commissions, la garde des sceaux avait validé la création d’un tribunal foncier. En revanche, celle de la création d’un groupement d’intérêt public avait été mise en suspens, en raison de son coût et de la nécessité préalable que cela soit porté par le gouvernement à Paris. (…)
La loi dans laquelle est inclus le tribunal foncier s’attache à des modifications de procédures. (…) C’est une loi balai qui touche à divers aspects du Code civil et dans laquelle on a introduit, pour la Polynésie française, la notion de tribunal foncier parce qu’il répond bien à une volonté de moderniser et de rendre plus efficace la justice en matière de litiges fonciers.
Les amendements de fond en matière de droit de succession avaient alors été retirés en échange d’une mission d’expertise, qui serait chargée de faire un état des lieux de la situation en Polynésie française, et de ses particularités.
Et, dans un second temps, d’émettre des propositions au regard de questions de fond telles que le partage par souche, le droit de retour, l’attribution préférentielle… Tous ces points qui avaient fait l’objet de propositions d’amendement, en février.


Est-ce l’enjeu de la mission conduite actuellement par la direction des affaires civiles et du sceau ?

Maina Sage : Oui, cette mission est conduite par deux magistrates et doit rencontrer les magistrats locaux, les politiques, les avocats, les notaires, les services concernés… Tous ceux qui interviennent dans les affaires de terre. Elle doit permettre la réalisation d’un document de travail qui pourra être utilisé dans les travaux pour la réforme de notre code civil. Et du côté de l’Etat, introduire dans le code civil des spécificités liées à la Polynésie.

Compte tenu de tout cela, sous quels délais peut-on espérer voir en Polynésie l’installation d’un tribunal foncier opérationnel ?

Maina Sage : Je crois qu’il faut être prudent sur les délais. Il y a clairement une volonté de la Garde des sceaux de travailler sur ce dossier. Mais on ne modifie pas le code civil comme cela. Et tenir compte des spécificités locales doit se faire dans le respect des principes constitutionnels.
Mais lorsqu’on regarde les chiffres, il est évident aujourd’hui qu’il nous faut un arsenal juridique plus adapté, des moyens techniques, des moyens humains, pour résorber au plus vite la question de l’indivision en Polynésie française
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Cette problématique est connue et le principe d’un tribunal foncier est inscrit dans la loi statutaire de 2004. Comment expliquer qu’il ait fallu attendre 10 ans pour en arriver là ?

Maina Sage : Il faut poser la question aux gouvernements précédents. Je remercie Gaston Flosse d’avoir introduit cette disposition dans le statut de 2004. Il suffisait ensuite de prendre une ordonnance pour mettre en œuvre l’année suivante ce tribunal foncier. Cela n’a pas été fait. Je pense que les responsabilités sont partagées parce que des demandes ont été faites ; mais le dossier n’a pas été suivi à cette époque.
Par contre la notion même de création d’un tribunal foncier a provoqué un engouement dans la population : en 10 ans le nombre de dossiers a été multiplié par trois, à moyens constants. Le Pays a consacré près de 2,3 milliards Fcfp depuis 1998 pour la gestion de cette problématique.
Mais la vérité c’est que le Palais de justice croule sous les dossiers et qu’on a besoins de locaux, de moyens humains renforcés, et d’un droit foncier qui soit modernisé au regard de la jurisprudence
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Rédigé par JPV le Mardi 23 Septembre 2014 à 13:35 | Lu 2237 fois