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Un article du Code du commerce polynésien contraire à la constitution française


PAPEETE, le 19 octobre 2015 - Un article du Code du commerce polynésien selon lequel un dirigeant d'entreprise responsable d'erreurs comptables serait aussi responsable de toutes les dettes de sa société a été jugé anticonstitutionnel.

Le Conseil constitutionnel a rendu le 7 octobre son avis sur une affaire qui intéressera tout particulièrement les entreprises locales. Elle trouve son origine dans la mort de l'épicerie "Kelly", gérée par M. "Patoarii R.". Le magasin a été mis en redressement judiciaire puis en liquidation judiciaire par deux jugements successifs du tribunal mixte de commerce de Papeete, les 22 avril et 24 juin 2013. Jusque-là, une affaire comme le tribunal en voit toutes les semaines.

Mais "à la suite de ces décisions, le liquidateur judiciaire de la société a assigné le requérant devant le tribunal mixte de commerce de Papeete en extension de la procédure de liquidation, sur le fondement de l’article L. 624-5 du code de commerce, dans sa version applicable en Polynésie française." Cet article lui permet de recouvrer les dettes de l'entreprise en liquidation sur le patrimoine du gérant, s'il a commis différentes fautes : soit qu'il ait confondu son patrimoine avec celui de la société ; soit qu'il ait déguisé la comptabilité, pas tenu de comptabilité ou simplement commis des erreurs comptables, même si ces dernières n'ont eu aucun impact sur le sort funeste de la société.

Au lieu de payer les créanciers de l'entreprise, monsieur Patoarii R. a décidé de ne pas en rester là. Via son avocat François Quinquis, il a soulevé une Question prioritaire de constitutionnalité (QPC), qui a alors été rapidement atteint l'instance judiciaire suprême de la République : "Par jugement du 15 mai 2015, le tribunal mixte de commerce de Papeete a transmis la question à la Cour de cassation. Par un arrêt du 7 juillet 2015, la Cour de cassation a renvoyé au Conseil constitutionnel." Et la décision du Conseil constitutionnel a été rendue mercredi 7 octobre… et a pesé en faveur de M. Patoarii. Notre Code du commerce est désormais amputé de deux phrases.

QUI PAYE LES DETTES D'UNE SOCIETE EN LIQUIDATION ?

Dans le détail, le texte contesté est l'article L. 624-5 du code de commerce, dans sa version applicable en Polynésie française (en fait une ancienne version d'un article du Code métropolitain, qui est resté coincé sous cette forme en Polynésie depuis le statut de 2004) :

« I. - En cas de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire d'une personne morale, le tribunal peut ouvrir une procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire à l'égard de tout dirigeant de droit ou de fait, rémunéré ou non, contre lequel peut être relevé un des faits ci-après :
« 1° Avoir disposé des biens de la personne morale comme des siens propres ;
« 2° Sous le couvert de la personne morale masquant ses agissements, avoir fait des actes de commerce dans un intérêt personnel ;
« 3° Avoir fait des biens ou du crédit de la personne morale un usage contraire à l'intérêt de celle-ci à des fins personnelles ou pour favoriser une autre personne morale ou entreprise dans laquelle il était intéressé directement ou indirectement ;
« 4° Avoir poursuivi abusivement, dans un intérêt personnel, une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu'à la cessation des paiements de la personne morale ;
« 5° Avoir tenu une comptabilité fictive ou fait disparaître des documents comptables de la personne morale ou s'être abstenu de tenir toute comptabilité conforme aux règles légales ;
« 6° Avoir détourné ou dissimulé tout ou partie de l'actif ou frauduleusement augmenté le passif de la personne morale ;
« 7° Avoir tenu une comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions légales.
« II. - En cas de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire prononcé en application du présent article, le passif comprend, outre le passif personnel, celui de la personne morale. »


Le Conseil constitutionnel explique dans sa décision que cet article n'est pas entièrement infondé. Les dispositions 1°, 2° et 4° sont parfaitement constitutionnelles : un dirigeant qui a "piqué dans la caisse" ou a confondu sa propriété avec celle de l'entreprise peut être tenu personnellement responsable des dettes une fois la société en faillite.

CONTRAIRE AU DROIT DE PROPRIETE

Par contre, les dispositions 5° et 7° sont déclarées anticonstitutionnelles. Dans ses commentaires le Conseil explique que "les dispositions contestées permettent que le passif de la personne morale soit inclus dans celui du dirigeant du seul fait qu'il a commis des irrégularités comptables, sans que celles-ci soient par elles-mêmes de nature à avoir contribué à l'insuffisance d'actif."

Ce texte porte du coup "au droit de propriété du dirigeant une atteinte disproportionnée à l'objectif poursuivi ; que, par suite, les dispositions des 5° et 7° du paragraphe I de l'article L. 624-5 du code de commerce applicable à la Polynésie française doivent être déclarées contraires à la Constitution." Elles ne sont donc plus applicables au fenua.

Désormais, le fait d'avoir déguisé la comptabilité de son entreprise, tant que ce n'est pas ça qui a mené à sa faillite, n'est plus une raison suffisante pour demander au gérant de rembourser les dettes de la société en liquidation. Mais on ne sait pas encore si cette décision sera suffisante pour que le liquidateur judiciaire de la société Kelly libère M. Patoarii R. de ses poursuites…

Rédigé par Jacques Franc de Ferrière le Lundi 19 Octobre 2015 à 21:03 | Lu 3577 fois