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Teva Rohfritsch : "il reste un gros travail à faire sur les inégalités"


PAPEETE, 17 octobre 2017 – Le ministre de l’Economie, des Finances et du Budget, en charge des grands projets d’investissement et des réformes économiques accorde un entretien exclusif à Tahiti Infos, alors que l’Assemblée s’apprête à débattre des orientations budgétaires pour l’exercice 2018.
L'occasion de faire le point avec Teva Rohfritsch sur les axes et les enjeux du prochain projet budgétaire qui se présente aussi comme le dernier de l'actuelle mandature.

Le débat budgétaire va s’ouvrir à l’Assemblée. Quels sont les points clés du projet que vous présenterez à l’examen des élus polynésiens ?

Teva Rohfritsch : D’abord, on va poursuivre les efforts engagés pour la réduction du coût de fonctionnement courant de l’administration. C’est-à-dire que l’on poursuit notre quête d'économies. C’est une donnée forte depuis quelques années. On ne la remet pas en cause. On veut continuer à dégager des moyens afin de les réinjecter dans le circuit économique, à travers des budgets d’intervention en soutien aux professionnels, ou par le biais d’aides en faveur de ceux qui en ont le plus besoin, via les régimes sociaux.
Ces marges d’autofinancement nous permettent également d’amplifier nos actions en matière d’investissement public afin qu’elles continuent à jouer un rôle moteur dans l’économie. Tout cela est rendu possible grâce aux efforts du passé, c’est vrai ; mais grâce aussi à une embellie économique incontestable.


"Les trois axes majeurs d'intervention restent l'amélioration de la régulation concurrentielle, le renforcement durable de l’investissement et la pérennisation de la croissance structurelle, et l’emploi", précise le document transmis aux élus en vue du débat d’orientation budgétaire. Comment cette affirmation se traduira-elle concrètement dans le projet de budget 2018 ?

Teva Rohfritsch : L’emploi reste notre priorité, bien entendu. Le reste s’apparente à des outils pour la création d’emplois. C’est ce que je traduis par les efforts en matière d’intervention économique, en fonctionnement ou en investissement. On tente de faire en sorte que chaque franc investi ait un effet démultiplicateur. Lorsqu’on aide un restaurant à faire un réaménagement ou une extension, on aide indirectement plusieurs entreprises du bâtiment et on crée les conditions de l’emploi dans ce secteur. Ce principe anime tous les dispositifs que l’on a mis en place, que ce soit en investissement ou en fonctionnement. Cela suppose que l’environnement concurrentiel soit préservé et que l’investissement public joue son rôle moteur. Tout cela sera traduit dans le détail à travers les politiques des différents ministères et au travers des filières. Un accent sera mis sur le logement social avec une intensification des moyens. Car, dans ce domaine, l’effet démultiplicateur est évident : on aide les familles à se loger, mais on donne également du travail aux entreprises pour la construction de ces logements. Le secteur primaire sera également un point d’attention fort du budget 2018, qu’il s’agisse de la pêche (avec le schéma directeur qui vient d’être validé), de l’agriculture (avec toutes les aides mises en place pour venir en soutien aux agriculteurs), de la perliculture (avec l’application de la loi pour la réorganisation du secteur)…

En attendant, tandis que l’ISPF constate en 2015 que 20 % des Polynésiens vivent sous le seuil de pauvreté avec moins de 46000 Fcfp par mois, les statistiques de l’emploi sont encore à la peine. Ces mécanismes économiques, pensez-vous qu’ils auront un effet vertueux en faveur des laissés pour compte de l’économie locale ?

Teva Rohfritsch : Je ne suis pas d’accord pour dire que l’emploi est à la peine. Les chiffres montrent un rebond de 2,8 % en un an. Il y a des pays dans le Monde qui aimeraient avoir une telle croissance de l’emploi. Cela ne veut pas dire que l’on a trouvé un travail pour tout le monde. Mais souvenez-vous tout de même qu’il y a à peine trois ans, il n’y avait plus de créations d’emplois. On était même déficitaires. Cette situation, nous l’avons inversé. A ce chiffre, il faut rajouter le nombre de création d’entreprises : avant on avait autant de créations que de radiations. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Quand on additionne les créations d’emplois et d’entreprises, on doit être à plus de 4000 emplois créés, en quelques mois. L’opposition nous reproche de ne pas avoir résolu tous les problèmes de pauvreté dans le pays. Mais, évidemment ! On ne peut pas en 2 ou 3 ans rattraper les 10 ans d’instabilité politique. Il y a encore du boulot et il faut continuer à investir, à redresser et à faire en sorte que l’emploi soit une priorité pour tous ! Le seuil de pauvreté ? Oui, c’est vrai. Mais il était déjà là en 2013, lorsque M. Gaston Flosse est devenu président ; il était déjà là en 2012, lorsque M. Oscar Temaru était président : qu’ont-ils fait ? Aujourd’hui, on ne dit pas que nous sommes champions du Monde ; mais on doit bien constater que l’action du gouvernement porte ses fruits : 2,8 % de croissance de l’emploi ; une nette amélioration des recettes fiscales, signe incontestable du redressement économique. Maintenant, le ‘challenge’ est d’orienter le fruit de cette croissance pour créer encore plus d’emplois et, dans l’attente, il nous faut faire plus de redistribution dans le pays. L’enquête sur le budget des familles constate ce déséquilibre grandissant entre les plus riches et les plus pauvres. Ces inégalités, qui datent de la période du CEP (avant 1996, NDLR), ce n’est pas non plus en 2 ans que l’on va les résoudre.
En attendant, tous les indicateurs montrent que nous sommes en phase de relance économique. Il nous appartient maintenant de réformer et de trouver de nouveaux moteurs économiques indépendamment des transferts financiers de l’Etat. Tout cela non plus ne sera pas fait en 2-3 ans.


Qu’est-ce que le budget 2018 réserve à ce Polynésien sur 5 qui vit en-dessous du seuil de la pauvreté et qui a de fortes chances d’être laissé pour compte de ce rebond économique ?

Teva Rohfritsch : Le budget n’est pas le seul outil. En matière économique et fiscale, je crois que nous avons 15 ou 17 textes qui seront passés cette année : relance de l’investissement ; grands projets ; investissements étrangers, etc. Le Conseil des ministres n’a pas encore totalement validé le projet de budget 2018. Mais je vous le répète, on va travailler d’une part sur l’intervention en faveur des acteurs économiques, afin de créer plus d’emploi et d’autre part sur la redistribution. Le budget 2018 devra proposer des mesures en faveur des plus défavorisés.

Le DOB évoque un programme d’investissements publics avec près de 26 milliards de crédits de paiement nouveaux en 2018. Quelles en seront les priorités ?

Teva Rohfritsch : Le logement en général et le logement social en particulier. C’est une des réponses que nous apportons à la situation de ceux qui ont des difficultés. Trouver du travail, cela suppose aussi avoir un logement. Il s'agit de rétablir la dignité de ces personnes qui cherchent un emploi. La construction de logements donne du travail aux entreprises du BTP et crée de l’emploi, notamment en faveur de la main d’œuvre la moins favorisée.
Il y a aussi un axe fort sur l’équipement du territoire. Nous avons des besoins importants à l’échelle d’une collectivité aussi vaste que la nôtre. On privilégiera à chaque fois le bâtiment au détriment du "noir" ; mais nous avons des réseaux routiers à entretenir ou à réaliser afin de remédier aux problèmes de circulation dans la zone urbaine.
Nous allons aussi beaucoup intervenir en investissements dans le secteur primaire, pour la structuration des filières, l’accompagnement de l’agriculture, de la pêche, et de la perliculture dans une moindre mesure.
Un gros travail sera proposé par le ministère de la Santé pour intensifier l’offre de soins sur le territoire, notamment par la réhabilitation d’infrastructures hospitalières périphériques en Polynésie.


L’épargne atteint un niveau record équivalent en Polynésie à près d’une année de PIB. Comment comptez-vous stimuler l’investissement privé ?

Teva Rohfritsch : L’ouverture de l’Aide à l’investissement des ménages (AIM) est une mesure dans l’immédiat. J’ai été critiqué à l’Assemblée ; mais il s’agit bien de mobiliser cette épargne qui dort aujourd’hui. Ce phénomène d’épargne est classique en macro-économie. Après une période de crise comme celle que nous avons traversée, les gens qui regagnent de l’argent vont thésauriser par précaution. Il nous faut donc, d’une part, rétablir un lien de confiance, mais aussi créer cette petite étincelle qui incite à investir. L’AIM propose une aide de 30 %, mais les 70 % restants, proviennent de cette épargne.
Avec les multiples dispositifs d’aide (équipement des entreprises, rénovation des restaurants et commerces de proximité, AIM boosté), les établissements bancaires observent que l’épargne est mobilisée et que les opérateurs économiques accentuent le recours à l’emprunt au second semestre, cette année. On a une croissance de l’épargne d’à peu près 20 milliards par an, sur les dernières années. Cette croissance se tasse en 2017, ce qui veut dire que les gens investissent.
Des mesures fiscales vont également être proposées à la sanction de l’Assemblée avant la fin de l’année. Elles viseront à inciter d’avantage à l’investissement des entreprises. Il s’agit de débloquer certains verrous et d’opérer des aménagements sur la loi de défiscalisation locale, pour inciter le recours à ce dispositif dans une perspective de création d’emploi.


Le projet Village tahitien, c’est un atout dans ce contexte ?

Teva Rohfritsch : A ce sujet, il faut d’abord préciser que l’effet "grands projets" du gouvernement de notre prédécesseur, Mahana Beach en tête, a créé un important phénomène d’attentisme dans l’économie polynésienne. Lorsqu’on envisage un projet d’une telle dimension – quasiment la moitié du PIB annuel –, personne n’investit plus, parce que le calibrage des investissements des chefs d’entreprise se trouve bouleversé. C’est un effet pervers de ce projet qui n’a pourtant jamais été autre chose qu’une idée, malheureusement.
Le projet de Village tahitien est configuré à une taille plus réaliste. Nous avons une approche par lots, ce qui permet aux investisseurs locaux de se positionner. Trouver un Monsieur à 250 milliards, personne ici ne peut honnêtement prétendre le faire ; par contre dire que sur un projet d’une centaine de milliards, il y a plusieurs lots d’hôtels de 10 milliards, une marina, une salle de spectacles… Oui, cela permet que des investisseurs locaux se positionnent. L’idée est de faire en sorte que ceux qui ont le plus constitué d’épargne n’aillent pas l’investir ailleurs. Il faut que l’on investisse en Polynésie ! Et c’est bien là l’esprit du projet de Village tahitien.


Dans son discours pour l’ouverture de la session budgétaire, Edouard Fritch a évoqué des "aménagements" de certaines dispositions du code de la concurrence, afin d’accroître et simplifier la régulation concurrentielle polynésienne. Pouvez-vous préciser ce dont il s’agit ?

Teva Rohfritsch : Il s’agit d’avoir un droit de la concurrence qui soit clair, précis, et opposable à tous, fondé sur des règles votées par l’Assemblée et non sur des interprétations ou des aménagements du règlement intérieur de l’Autorité polynésienne de la concurrence. Le souci du gouvernement est de faciliter la lecture du droit de la concurrence pour les opérateurs économiques. Nous allons préciser la loi là où il y a des approximations et recadrer le règlement intérieur de l’Autorité polynésienne de la concurrence. (…) Nous avons besoin de l’APC pour qu’il y ait un garde-fou, pour sa mission d’analyse sur les grosses opérations et pour veiller à ce qu’il n’y ait pas, sur le marché local, d’abus de position dominante. Tout ça nous est cher. En revanche, pour un certain nombre de règles de fonctionnement on va préciser la loi.

Dans quelques mois, vous entrerez en campagne pour les territoriales de 2018. Quelles sont selon vous les vertus du bilan de votre gouvernement que vous mettrez en exergue ?

Teva Rohfritsch : On le verra à l’heure du bilan. Nous avons encore une demi-douzaine de loi du Pays à faire passer en matière économique avant la fin de l’année. Le redressement des finances publiques est fait. De gros efforts ont été consentis par la population. Nous menons depuis 2 ans un plan d’actions économiques qui commence à porter ses fruits : 1,5 % de croissance en 2015, 1,8 % en 2016 et j’espère que nous atteindrons 2 % de croissance du PIB en 2017. (…) Les indicateurs reviennent au vert. On a un bilan de relance économique qui, je le crois, sera très positif. Aurons-nous réglé pour autant tous les problèmes de la décennie ? Non ! Mais nous serons en mesure de proposer aux Polynésiens, aux prochaines élections, à la lumière de ce que nous avons réalisé, d’avantage de mécanismes de redistribution et de répartition de la richesse. Le prochain mandat doit être celui d’un meilleur partage de la richesse. (…) Enfin, je ne peux ignorer le projet de réforme de la Protection sociale généralisée, qui est aussi un axe de répartition sur lequel le gouvernement se positionnera clairement avant les élections.
En résumé, notre mot d’ordre, c’est de rappeler que l’on a fait beaucoup pour redresser l’économie mais qu’il reste un gros travail à faire sur les inégalités. La prochaine mandature devra être axée là-dessus.

Rédigé par Propos recueillis par Jean-Pierre Viatge le Mardi 17 Octobre 2017 à 23:00 | Lu 2981 fois